Antonin Artaud : Écrivain et poète français, essayiste, théoricien du théâtre, dessinateur, né le 4 septembre 1896 à Marseille, et mort le 4 mars 1948 à Ivry-sur-Seine.
Œuvres majeures d'Antonin Artaud :
Antonin Artaud : (1896 - 1948) |
1. Artaud le Mômo d'Antonin Artaud 1947 :
Recueil de l'écrivain français Antonin Artaud (1896-1948), publié en 1947, rassemblant cinq poèmes virulents sur l'esprit et contre ce monde qui l'enferme: "Le retour d'Artaud le Mômo", "Centre Mère et Patron Minet", "L'exécration du Père-Mère", "Insulte à l'inconditionné", "Aliénation et Magie noire". Aucune éloquence mais le cri excédé d'un homme ganté dans sa chair et qui tente de sortir du pays de sa peau. Pour donner au rythme une force incantatoire et magique, Artaud utilise des variations phonétiques chargées de la force vibrante et nerveuse du rythme syncopé, brisé donnant à ces poèmes
une allure grinçante: "Mais quoi donc à la fin, toi le fou? / Moi? / Cette langue entre quatre gencives. / Cette viande entre deux genoux, / ce morceau de trou / pour les fous." Ce premier texte brise tous les conforts de l'éloquence ou de la rhétorique: il est craché par une langue de feu qui n'en peut plus de ce monde pourri. "Centre Mère et Patron Minet" est un refus catégorique des parents et de la naissance. C'est la haine du sexe et de la génération: "chate mite et patron minet / sont les deux vocables salauds / que père et mère ont inventés." La poésie n'est plus une chanson, berceuse mais un
cri plein de bave qui crache sa haine sarcastique et nous plonge au centre du pourquoi existentiel. Dans "Insulte à l'inconditionné", c'est la même hargne contre le charnel, contre "la barbaque"; Artaud piétine férocement, impitoyablement la condition humaine, sans détours. Le mal est dans le corps: il faut salir le langage et lui faire sortir le cri excédé par des répétitions, des déformations; il faut transpercer la chair des mots, la faire hurler: "Avec la barbaque / Qu'on se débarrasse / Des rats de l'inconditionné." Dans "l'exécration du Père-Mère", Artaud attaque avec plus de violence l'existence. Il lacère véritablement les syllabes et fouette les phrases jusqu'au sang. Les mots ou plutôt les paquets de chairs traduisent les cris de l'être torturé dans son corps et dans son esprit, de l'être séparé refusant la grille de toute forme: "car la vielle complainte revenait / de l'histoire du viel Artaud assassiné / dans l'autre vie, et qui n'entrera plus dans". Le dernier texte, "Aliénation et Magie noire", est un réquisitoire contre la psychanalyse et les médecins et surtout contre l'utilisation de l'électro-choc. Ce recueil, un des derniers d'Artaud est boulversant: c'est le combat sans pitié que livre un homme atteint au plus profond de lui et qui se brise contre ses limites.
2. Héliogabale ou l' Anarchiste couronné, d'Antonin Artaud 1934 :
Récit d'Antoine Marie-Joseph, dit Antonin Artaud (1896-1948), publié à Paris chez Denoël et Steele en 1934.
S'inspirant des historiens de l'Antiquité tardive grâce à un monumental travail de documentation, Artaud relate la vie de l'empereur romain Héliogabale (Elagabalus), d'origine syrienne, perpétuateur au IIIe siècle d'un culte solaire pansexualiste à Émèse, et qui s'identifia au dieu Baal.
Adorateur du phallus, ce roi pédéraste érige la débauche, l'orgie et le luxe
somptuaire en principes de gouvernement, après avoir, sous l'influence de sa
mère, destitué par la violence l'empereur Macrin qui avait succédé à
Caracalla. Il fut sauvagement exécuté, dans les latrines, par la garde de son
cousin Septime Sévère, qu'il avait cherché à éliminer après l'avoir adopté;
son corps, que le peuple voulait précipiter dans les égouts, fut finalement
jeté dans le Tibre, avec celui de sa mère.
Dans ce récit mi-historique, mi-fictif, où sont citées de nombreuses sources antiques - Lampride, Dion Cassius, Damascius -, Artaud développe, sous une forme le plus souvent discursive où le récit s'efface derrière le commentaire, une méditation métaphysique et mystique sur le thème de l'unité et de l'ordre cosmiques à partir de la sexualité. Héliogabale, né d'une "catin", qui perpétue le culte phallique dans le temple d'Émèse, dont les prêtres subissent la castration rituelle, s'identifie au dieu solaire et masculin Baal qu'il adore. Inverti, il réunit les deux grands "principes" cosmiques du féminin et du masculin, dont la "guerre" explique l'univers, selon le titre du chapitre 2 : "Il réalise en lui l'identité des contraires." Les scènes de sodomie dans lesquelles Héliogabale, mimant les amours de Vénus et de Pâris, joue le rôle de Vénus, renvoient à une nostalgie métaphysique de l'unité androgynique : "Héliogabale, c'est l'homme et la femme. Et la religion du Soleil, c'est la religion de l'homme, mais qui ne peut rien sans la femme, son double, où il se réfléchit."
C'est précisément par l'anarchie - Héliogabale sapant délibérément les bases de l'Empire romain dont il déteste les valeurs "terriennes" - que l'ordre et l'unité peuvent être dialectiquement reconquis sur le désordre de l'univers. La politique rejoint alors la métaphysique: "Avoir le sens de l'unité profonde des choses, c'est avoir le sens de l'anarchie, et de l'effort à faire pour réduire les choses en les ramenant à l'unité [...]. Et Héliogabale, en tant que roi, se trouve à la meilleure place possible pour réduire la multiplicité humaine, et la ramener par le sang, la cruauté, la guerre, jusqu'au sentiment de l'unité." Artaud réinterprète le mythe unitaire à travers la Kabbale - dont on retrouve les spéculations sur le nom El Gabal - et les sources ésotériques.
Il n'est évidemment pas fortuit qu'à maintes reprises Héliogabale soit présenté comme un artiste, un poète. Au-delà de la théâtralité du personnage, qui semble incarner la "cruauté" théorisée par Artaud en mettant en scène la luxure sous les yeux de son peuple, en faisant du temple un "vaste théâtre", l'aspiration à l'unité est d'essence poétique: "Et l'anarchie, au point où Héliogabale la pousse, c'est de la poésie réalisée. Il y a dans toute poésie une contradiction essentielle. La poésie, c'est de la multiplicité broyée et qui rend des flammes. Et la poésie, qui ramène l'ordre, ressuscite d'abord le désordre, le désordre aux aspects enflammés." Héliogabale fait ainsi écho à la quête d'un centre et d'une unité poursuivie dans l'Ombilic des limbes et le Pèse-nerfs, et à la conférence "le Théâtre et la Peste" de 1933, reprise dans le Théâtre et son double en 1938.
Héliogabale, qui n'est nullement un "fou" selon Artaud, est une projection fantasmatique du poète et de l'acteur. Mais, au-delà de la "maladie" propre à Artaud, pareille fascination s'inscrit dans l'héritage littéraire de Salammbô et de la "décadence", dont Artaud célèbre l'éclat dans un Empire romain agonisant, ajoutant un personnage au panthéon fin de siècle où trône Salomé. La sacralisation de la sexualité, en outre, ne manque pas d'évoquer la "théologie négative" de Bataille dont Artaud, qui a rompu avec le surréalisme depuis 1927, est alors assez proche. De là, aussi, le caractère paroxystique, dionysiaque, du rêve d'un Orient où, dans la "barbarie métaphysique", dans le "débordement sexuel", "dans le sang même", on "s'acharne à retrouver le nom de Dieu".
3. Le théâtre et son double d'Antonin Artaud 1938 :
Essai du poète Antonin Artaud (1896-1948), publié en 1938. Cette suite d'articles: "Le théâtre et la peste", "La mise en scène et la métaphysique", "Le théâtre alchimique", "Théâtre oriental et théâtre occidental", comprend surtout les deux manifestes sur "Le théâtre et la cruauté", qui avaient éveillé une grande attention lors de leur publication en revue, vers 1933. Dans une langue très colorée, surprenante, souvent confuse et ésotérique malheureusement, Antonin Artaud traduit une attente partagée par la plupart des amateurs de théâtre de l'époque contemporaine: il ne s'agit de rien moins que de rendre à la scène sa dignité métaphysique. C'est-à-dire que le théâtre n'a de sens qu'autant qu'il est accordé au drame, à la souffrance originels de l'homme. Antonin Artaud réagit contre l'excès de psychologie et souhaite l'avènement d'un drame métaphysique. Il remontera donc aux sources pures du théâtre, à la tragédie antique, aux mystères du moyen âge, comme aux formes dramatiques de l' art d' Extrême-Orient, vers une "utilisation magique et de sorcellerie de la mise en scène. Il faudrait ressusciter dans le public l'expérience de la terreur: de là, par exemple, une surprenante mais ingénieuse assimilation du théâtre et de la peste, le théâtre étant, telle une grande calamité, "un formidable appel des forces qui ramène l'esprit, par l' exemple, à la source des conflits"; de là un goût du mystérieux et de l' étrange pour eux-mêmes (et peut-être risquons-nous ici le mélodrame): Artaud donne en effet une part considérable, et qu'on a pu juger excessive aux aspects "physiques" des sentiments que le théâtre doit faire éprouver à tout spectateur. Ceci n'affecte en rien la valeur du but visé: rendre au spectacle sa dignité de manifestation religieuse.
4. Les Tarahumaras d'Antonin Artaud 1945 :
Essais du poète français Antonin Arthaud (1896-1948), publiés en 1945. Cette plaquette contient "La Montagne des Signes" et "La Danse du Peyotl" -qui avaient précédemment paru sans nom d'auteur dans le numéro d'août 1937 de la "Nouvelle Revue française" -suivis d'une lettre à Henri Parisot, en date du 7 septembre 1945. D'autres textes relatifs au voyage au Mexisque ont été retrouvés, qui figurent dans une édition posthume augmentée (parue sous le titre "Les Tarahumaras") et seront repris dans les "Oeuvres complètes" en cours de publication. C'est en janvier 1936 qu'Artaud s'embarqua à Anvers pour le Mexique. Il arriva à Mexico le 7 février. Son désir est de "prendre contact avec la terre rouge" et il cherche à être envoyé en expédition dans les terres inexporées. Le 2 avri, il peut écrire à un ami: "Je compte quitter Mexico prochainement pour l'intérieur du Mexique. Je pars à la recherche de l'impossible. Nous allons voir si je vais tout de même trouver." Son but est d'aller chez les Tarahumaras qui cultivent le peyotl. On n'a pas d'autres renseignements sur cette expédition que ceux qu'Artaud nous donne lui-même. Les ethnologues assurent que le témoignage d'Artaud est inutilisable pour eux : "Artaud n'applique pas une objectivité à une réalité. Il cherche une confirmation de sa réalité dans une autre réalité." Artaud dit dans la lettre à Parisot: "C'est moi-même, moi, Antonin Artaud, que je suis allé chercher ches les Tarahumaras." Il espérait trouver dans l'exaltation de l'être une évidence qui l'eût réconcilié avec le monde. S'il n'a pas obtenu cette révélation, il est resté persuadé qu'il n'en avait jamais été aussi près qu'au contact des rites des Tarahumaras. C'est en novembre 1936 qu'il fut repatrié, mais, dans les semaines qui précédèrent sa mort, ces rites le préoccupaient encore.
5. L'ombilic des Limbes d'Antonin Artaud 1925 :
Ouvrage d'Antoine Marie-Joseph, dit Antonin Artaud (1896-1948), publié à Paris chez Gallimard en 1925.
La correspondance échangée avec Jacques Rivière entre mai 1923 et juin 1924, publiée dans la Nouvelle Revue française, révélait, sur la base d'un malentendu, qu'Artaud ne prétendait nullement faire oeuvre d'écrivain, mais seulement décrire son "effroyable maladie de l'esprit" et témoigner d'une
expérience intense et douloureuse.
Le texte d'ouverture, qui "n'est pas [...] une préface à un livre", réaffirme ce projet phénoménologique, étranger à la "littérature": "Là où d'autres proposent des oeuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit." C'est ainsi que la description occupe une place capitale dans le recueil, non seulement dans "Description d'un état physique", mais dans la plupart des textes en prose, majoritaires, qui tentent une analyse clinique de la "maladie". Ces textes au présent, au ton délibérément neutre, scandés par des constats impartiaux sur le mode présentatif ("Il y a une cristallisation immédiate et directe du moi...", "Il y a un oiseau mort...", "Il y a une angoisse acide et trouble..."), se heurtent toutefois d'emblée au caractère indicible de la douleur. L'éclatement de la syntaxe, les tournures nominales et les verbes à l'infinitif, comme dans "Description d'un état physique", correspondent au désir de rendre fidèlement les turbulences, le "vertige mouvant" d'une pensée qui se dérobe. Une des constantes stylistiques de ces "rapports" est l'emploi d'expressions indéfinies - "une espèce d'engourdissement", "une espèce de fatigue aspirante", "cette espèce de relâchement", etc. - qui tentent d'identifier un "je ne sais quoi" - nommé seulement par Artaud comme la "chose" sur laquelle agissent les piqûres, comme un "quelque chose qui recule sans cesse". Ces descriptions s'intègrent souvent à des lettres fictives adressées au corps médical, ou au "législateur" pour dénoncer l'interdiction de l'usage des stupéfiants, reprenant le cadre formel de la correspondance avec Rivière. Ainsi, dans le texte liminaire: "Je me retrouve autant dans une lettre écrite pour expliquer le rétrécissement intime de mon être [...] que dans un essai extérieur à moi-même." L'ensemble comporte en outre trois "poèmes", concession à la "littérature", représentant précisément le poète, et des "contes" où les fantasmes sexuels s'expriment ouvertement.
Pour saisissante que puisse paraître l'analogie avec le travail accompli par Valéry dans ses Cahiers et son primat accordé au "fonctionnement de l'esprit" sur l'oeuvre réalisée, le sens de cette expérience est radicalement différent. Car, là où Valéry admire la mécanique impeccable de l'esprit humain, Artaud ne peut que constater chez lui une déficience cruelle: outre que son projet est délibérément ancré dans la singularité d'une expérience intime et personnelle, alors que Valéry vise à l'universel à travers le particulier, Artaud tente de saisir le défaut de sa pensée et d'apaiser l'angoisse née de la "connaissance" du "néant".
Ce dysfonctionnement, véritable "maladie de l'esprit", réside dans l'impossible unité et dans l'absence de "centre" - dont le motif est introduit par le mot "ombilic" dans le titre du recueil - d'une conscience brisée: "Et le centre était une mosaïque d'éclats..." C'est par conséquent à l'écriture, tout autant qu'aux drogues, qu'il est demandé "de réunir ce qui est séparé, de recomposer ce qui est détruit" - de recentrer et de réunifier l'esprit. Ce n'est d'ailleurs pas le moindre des paradoxes de l'Ombilic que la "pensée", l'"esprit" - parfois solennisé par une majuscule aux connotations religieuses confirmées par l'évocation de la Pentecôte et des "langues de feu", qui valut à Artaud la colère de Breton -, pourtant irrémédiablement séparés du corps, soient exprimés en termes physiologiques. Le mal dont souffre Artaud est bien une "maladie" dont il décrit, cliniquement, les symptômes douloureux, où prédomine le registre de la sensation. C'est ainsi que le chaud et le froid jouent un rôle essentiel: "une sensation de brûlure acide dans les membres", une "coagulation de chaleur" et, contradictoirement, "une sorte de souffrance froide", une "congélation de la moelle, une absence de feu mental", constamment soulignée par des images de "gel", de "glaciation". Le texte lui-même de l'Ombilic "n'est qu'un glaçon mal avalé". Si le propos n'était aussi résolument détaché de la littérature, on songerait irrésistiblement au topos baroque de l'amour, à l'oxymore de la "glace brûlante". Le sens tactile l'emporte - peu d'hallucinations auditives ou visuelles, malgré la référence constante à la peinture et à l'"oeil mental" -, de même que dans la représentation de l'espace, soumis à une autre contradiction, horizontalement,
entre l'expansion infinie et la constriction extrême, et verticalement, entre le haut et le bas, lequel semble néanmoins dominer. Artaud évoque en effet constamment cet "abaissement de [s]on étiage mental", cette "diminution", cette pensée "à un taux inférieur" qui témoigne d'un "rétrécissement intime de [s]on être" lié à la "cristallisation sourde et multiforme de la pensée". L'écriture a encore en charge d'"exhausser [s]on abaissement", d'ouvrir l'espace, de relever l'esprit de sa mélancolie catatonique.
Pareille souffrance - schizophrénique, ainsi que l'explique Artaud -, semble provenir d'un divorce entre la conscience et la réalité, entre l'intérieur et l'extérieur: "Il faudrait parler maintenant de la décorporisation de la réalité, de cette espèce de rupture appliquée, on dirait, à se multiplier elle-même entre les choses et le sentiment qu'elles produisent sur notre esprit, la place qu'elles doivent prendre." De sorte que le livre doit tenter de fournir des "preuves attestatoires de la réalité", de rétablir la communication entre l'intérieur et l'extérieur, selon une fonction médiatrice représentée par cette "porte simplement abouchée avec la réalité". A cet égard, Artaud, qui "ne conçoi[t] pas d'oeuvre comme détachée de la vie", rejoint tout à fait Breton et les surréalistes. Pour des raisons différentes, ceux-ci sont également convaincus qu'il faut s'affranchir du souci littéraire; mais Artaud, pas plus qu'eux, n'y parvient, malgré l'authenticité de l'expérience intérieure exhibée: le "cas" Artaud ne peut être comparé au cas Schreber ou à celui d'Anna O. décrits par Freud, précisément parce qu'il produit une "oeuvre".
6. Van Gogh ou le Suicidé de la Société d'Antonin Artaud 1947 :
Poème de l'écrivain français Antonin Artaud (1896-1948), publié en 1947. Corrège aurait dit: "Et moi aussi je suis peintre." Artaud semble déclarer "Van Gogh c'est moi", et il écrit un oratorio. La peinture de Van Gogh n'est pas celle d'un fou et Van Gogh ne peint pas la folie. L'écriture d'Artaud n'est pas celle d'un fou, mais souvent il peint, il représente l' aliénation mentale, et dans "Van Gogh" il défend la folie en la situant. Ce sont les autres qui font de vous un fou. Plus précisément, le génie est une contestation radicale de la société, laquelle est injuste et criminelle. Extra-lucide, ennemi des institutions, le génie est taxé de folie, persécuté ; aussi "la conscience malade a un intérêt capital à cette heure à ne pas sortir de sa maladie" et "l'aliéné authentique est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l'entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l' honneur humain". Les psychiâtres érotomanes notoires, représentent la société et poussent les internés au crime; ils les "suicident". Ces thèses, qui constituent l'ouverture de ce livre et qui seront reprises plus loin, ne se constituent pas en un réquisitoire organisé; en un déferlement de vagues cosmiques, Artaud fait toute la lumière sur les ténèbres dans lesquelles nous vivons. Et c'est bien la force toute-puissante avec laquelle Van Gogh a frappé (comme d'inanité) le monde inerte pour en tirer des feux d'artifice qu'Artaud va peindre avec un grand bonheur d'expression (qui consiste non pas en le mot juste, mais en le mot ailleurs, expressif, le mot àcôté de la chose comme le couteau à côté de l'assiette): "...corbeaux noirs avec au-dessous une espèce de plaine livide peut-être, vide en tout cas, où la couleur lie-de-vin s'affronte éperdument avec le jaune sale des blés". Cependant Artaud refuse ce bonheur, comme du début à la fin du livre il répète que Van Gogh est le plus grand de tous les peintres parce qu'il n'est pas peintre. Van Gogh, "c'est la réalité elle-même, le mythe de la réalité même...", que sa peinture fait "sonner" avec son "timbre supra-humain". C'est "un pauvre ignare appliqué à ne pas se tromper". C'est un boucher qui creuse le monde pour tracer sa route, un illuminé qui "entasse des corps", et à cet entassement correspond une formidable accumulation de traits cadencés par lesquels Artaud avance dans son discours. Pour Artaud, la violence de Van Gogh est la réponse à l'obscénité haineuse du monde et des psychiatres: sa folie, une réponse de l' âme à l' imbécillité universelle (notamment celle de son frère Théo) qui lui souffle "Vous délirez". Et Van Gogh s'est tué parce qu'il ne pouvait tuer le psychiatre, le docteur Gachet; il s'est tué parce qu'il ne pouvait plus supporter ce "délire" qu'on attachait à ses pas.
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