Le résumé :
Will fait souffrir le cœur des femmes, mais il le fait bien. C'est son boulot.
Transition
Écrit par F Frules
Le maître d’hôtel ouvre la porte et laisse entrer deux personnes, un homme et une femme. Un couple comme des millions d’autres ; elle, avec des yeux qui pétillent devant tant de luxe pour un simple restaurant et lui, qui devrait se demander combien va lui coûter cette soirée.
On les installe à une table près de la fenêtre qui donne sur le lac dans lequel la lune se reflète en cette chaude soirée d’été. Les lueurs des bougies posées sur la table confèrent à la scène une tonalité orangée, les flammes dansant devant le visage rieur de la femme. Tout semble parfait dans le meilleur des mondes pour ce couple d’amoureux.
- Marianne, il faut que je t’avoue quelque chose, dit alors l’homme.
La respiration de la femme se coupe, comme si le moment tant attendu était enfin arrivé. Il passe une main dans sa poche et elle espère, elle ne vit que pour cet instant, ses lèvres formant déjà un « oui » porteur de promesses de bonheur éternel.
- Je vois quelqu’un d’autre, avoue l’homme en jetant sa serviette sur la table. Je ne t’aime pas et je ne t’aimerai probablement jamais bien que tu sois une fille extraordinaire. Le fait est que je ne nous vois pas d’avenir ensemble. Désolé. Je tiens à payer le repas ceci dit. Tu devrais goûter le homard. Il est excellent ici.
Il se lève devant le visage horrifié de la femme et sort du restaurant sans jamais jeter un regard en arrière.
Cet homme, c’est moi.
- Tu sais Fletcher, il y a des jours où je déteste ce boulot, dis-je le matin suivant en arrivant au bureau. Ce que nous faisons à ces hommes et ces femmes est inhumain.
Fletcher, la trentaine séduisante, est mon collègue de travail. Il est grand, les cheveux bruns, la mâchoire carrée et les muscles saillants, tout comme moi d’ailleurs. En fait, nous nous ressemblons tous un peu dans ce bureau.
- Elle est bien bonne celle-là, me répondit-il en riant bruyamment. Ce que nous faisons est au contraire bien plus humain que ce qu’ils se font entre eux, crois-moi.
- Oui, mais Marianne ne méritait pas cela, constatai-je en prenant le briefing de la prochaine cible. Pas après presque un an.
- Tu sais aussi bien que moi que ce que nous faisons est nécessaire au monde tel qu’Il le conçoit.
- Oui, je le sais, mais parfois j’aimerai bien aller plus loin que cela.
- Tu as eu ta chance, mec. Maintenant, tu es à leur service même s’ils ne le savent pas.
Fletcher a raison, il a toujours raison d’ailleurs. Il est actuellement sur une mission de trois semaines avec une fille qui l’apprécie beaucoup mais qui se sert de lui pour rendre jaloux son ex. Et pourtant cette histoire aura une fin heureuse.
La mission « Marianne » est terminée pour moi et selon le débriefing que j’ai reçu, c’est un franc succès. Une enveloppe vient d’arriver du Dessus pour moi, la cible de ma prochaine mission. Oula, plutôt belle selon la photo et des centres d’intérêt très variés mais intéressants. Une citoyenne culturelle selon le descriptif. Nom : Nell. Durée de la mission : une semaine. Arf, ce n’est pas autant que j’espérais mais bon, j’ai besoin de me vider la tête de Marianne et comme Fletcher l’a dit, c’est aussi pour son bien.
Ces derniers temps, j’étais plutôt en train de penser au mien pour être honnête. A force de rendre les gens heureux, on en oublie presque son propre bonheur. Et même si je sais que c’est impossible dans mon cas, voire trop tard, je ne peux m’empêcher d’y penser de temps en temps.
- Qui est l’heureux élu de ta cible ? me demande Fletcher.
Les descriptifs renseignent de tout ce qu’il faut savoir sur la cible, ses goûts, sa vie, mais aussi sur son futur. Or là, comme cela arrive parfois, la réponse était plutôt floue.
- Pas de nom. Juste le minimum. Date et circonstances. Bon, il faut que j’y aille de toute façon, Fletcher. Le point du premier contact est estimé à dans trente minutes.
Il a plongé à nouveau la tête dans ses notes et me fait un vague signe du bras. Fletcher est très assidu pour être le meilleur d’entre nous. Le Patron ne tient pas les comptes, mais je pense que je suis toujours le meilleur dans ce que je fais. Je fais souffrir le cœur des femmes et je le fais bien.
Si cela continue, je vais être en retard au point de contact. Il me reste encore à prendre un CD à la boutique ainsi qu’une glace. Elle ne doit pas être loin, tout près de moi au fur et à mesure que j’approche du lieu, la glace à la main, le sac avec le CD dans l’autre.
Une femme me bouscule, ce qui a pour effet de renverser ma glace sur son pull pourpre. C’est parti pour ma mission numéro 2 632. Place à l’artiste.
- Oh, excusez-moi mademoiselle, je suis sincèrement désolé, dis-je en prenant l’air faussement contrit.
Elle est plus belle que sur la photo, ses yeux verts mettant en valeur un visage délicat. Ses cheveux bruns mi-courts lui tombent sur la nuque, et elle semble plus ennuyée que réellement mécontente.
- Non, ce n’est rien, c’est moi qui vous ai bousculé. Ce n’est rien, ce ne sont que des habits, on ne va pas en faire toute une histoire.
Elle retire devant moi son pull, dégageant des effluves de parfum qui devrait m’enivrer, puis réajuste un T-shirt blanc.
- Et voilà, disparue la glace ! s’écrie-t-elle alors, avec un sourire.
Elle semble pleine de vie et j’aime cela.
- Je me sens quand même affreusement désolé. Et si je vous payais un café pour me faire pardonner ?
Elle sait qu’elle devrait refuser, mais elle sent au plus profond d’elle-même qu’accepter ne l’engage à rien et qu’elle a tout à gagner. Ce qui a de bien dans ce boulot, c’est qu’Il m’a rendu attractif auprès de la gente féminine.
Nous nous sommes donc installés à la terrasse du café et appris à nous connaître, même si à ce petit jeu, je trichais. Elle m’a demandé ce que j’ai acheté, il se trouvait que c’était son CD préféré comme par hasard. De quoi établir de bases solides pour un second rendez-vous trois jours plus tard.
Comme le disait à juste titre son descriptif, c’est ce que l’on peut appeler une citoyenne culturelle. Elle visite les musées, se rend à des expositions ou des vernissages, va à des concerts ou au cinéma, avec pour seule source de revenus ce qu’elle écrit à propos de ces événements dans un journal très connu.
Elle m’a proposé de l’accompagner à une exposition au Metropolitan, ce que j’ai accepté bien évidemment. C’était écrit dans le plan de notre histoire. Et je dois avouer que j’ai passé une journée extraordinaire. Elle est vive d’esprit et de corps, s’enthousiasme pour un coup de pinceau minuscule sur une toile de 2m sur 3 et me fait rire. Plus qu’il n’en faut pour que je tombe amoureux alors que je sais très bien que je n’en ai pas le droit.
Nous décidâmes de nous revoir à nouveau, trois jours plus tard, dans le lieu de mon choix, qui s’avérait être un vernissage au Tate Museum. Je ne m’y connais absolument pas en peinture, mais cela faisait partie du plan. Ce second rendez-vous devait être notre dernier, selon le scénario qu’Il avait mis au point.
Mais quelque chose en moi se mit à aller de travers. Je ne voulais pas la quitter et surtout, je ne voulais pas lui faire du mal comme j’en avais fait aux 2631 autres. Elle ne le méritait pas. Je décidai donc de lui avouer la vérité sur moi, et sur le travail que j’accomplissais pour qu’elle comprenne ce que je m’apprêtais à faire.
- Un quoi ? dit-elle en s’étouffant sur un des petits fours qu’elle venait d’avaler.
- Un Ange de l’amour, répétai-je avec un sérieux imperturbable.
- Comme Cupidon ? rit-elle.
- Les ailes et le slip blanc ne m’ont jamais vraiment plu, mais on peut dire cela comme ça. Bien sûr, nous avons adapté nos méthodes et notre apparence physique au monde d’aujourd’hui, mais notre but reste le même.
- T’es complètement malade, Will, dit-elle en continuant de rire. Marrant, mais malade.
- Je ne plaisante pas, Nell. Je suis très sérieux au contraire, dis-je en la fixant dans les yeux, ses beaux yeux verts.
Ses certitudes deviennent moins solides que les miennes et elle fuit mon regard.
- En admettant que tu aies raison ce dont je ne suis vraiment pas convaincue, je croyais que les anges faisaient tomber les gens amoureux.
- Exact, c’est ce que nous faisons. Je n’assure que la transition.
- Une transition vers quoi ? me demande-t-elle, un peu effrayé.
- Vers ton unique grand amour bien sûr. Vers la personne que tu recherches ou non, mais qui est parfaite pour toi.
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Dans ce monde enclin au changement, Il a fait en sorte que vous ayez tous quelqu’un, un double parfait qui vous attende quelque part. Le monde étant ce qu’il est, avec toutes ses inégalités et ses êtres humains menteurs, nous devons vous aider à vous faire rencontrer, même si vous devez souffrir pour cela.
Je vois au regard qu’elle me lance qu’elle ne comprend pas un mot de ce que je lui raconte. Je regarde ma montre, le contact est pour bientôt. Il ne me reste pas beaucoup de temps.
- La semaine dernière, j’ai mis fin de façon ignoble à une aventure de près d’un an avec une dénommée Marianne. Je l’ai emmenée dans un restaurant chic pour la quitter de la façon la plus lâche possible. Je savais que son chagrin, aussi immense soit-il, serait bientôt comblé par une rencontre qui changerait sa vie. Dans ce restaurant, avec son maquillage coulant, elle a rencontré celui qui l’aimerait vraiment et pour toute la vie. C’est un serveur, gentil, aimable, mais elle ne lui aurait jamais accordé un regard si elle l’avait croisé dans la rue. Il l’a consolée, l’a raccompagnée chez elle à la fin de son service, et ensemble, ils ont parlé toute la nuit pour se rendre compte qu’ils avaient des points communs tout en étant complémentaires. Il connaît les mots qui peuvent la toucher, il sait comment la traiter avec respect et elle le lui rend bien. Au final, de quoi se souviendra-t-elle de cette soirée au restaurant ? Qu’un salaud l’a quittée mais qu’elle y a gagné une âme sœur pour la vie. C’est ce que je fais, le « métier » dont Il m’a chargé.
- Qui ça, Il ?
- Celui en charge de ce grand foutoir.
- Tu veux dire Dieu ?
- Dieu, Allah, Bouddha, Jean-Pierre peu importe le nom que vous lui donnez et la façon dont vous le vénérez. Pour moi, ce n’est que le Patron qui m’envoie en mission.
- Tu dérailles complètement, Will.
- Ce que tu penses n’a plus d’importance maintenant. Que tu le veuilles ou non, il est là, près de nous. Tu comprendras bien assez tôt ce dont je viens de te parler.
- Et pourquoi tu me dis cela ? Qu’est-ce que tu attends de moi ?
- Je n’attends rien du tout. Tout est écrit avec plus ou moins de précisions et je ne voulais pas te faire souffrir. Je ne te connais pas depuis longtemps, mais j’en sais assez pour ne pas avoir envie de t’infliger une rupture indélicate. Je vais donc te laisser rencontrer l’homme fait pour toi et espérer le meilleur pour vous deux, même si je sais persuadé que tout ira bien.
- Et si je ne suis pas d’accord ? Ai-je quand même le choix au moins ?
- Ce n’est pas en option parce que le vrai choix qu’il te reste est de répondre à une seule question : « Manquerais-je cette chance de rencontrer mon seul amour véritable ? ». Et c’est ce que j’aime chez les humains. Que vous soyez heureux ou malheureux, optimiste ou aigri, vous espérez toujours que quelqu’un vienne vous sauver. C’est ta chance d’être heureuse, Nell. Ne la laisse pas passer, je t’en prie.
Elle me regarde toujours avec ce même visage sur lequel je peux lire de l’incompréhension. Cette nouvelle technique de travail fonctionne moins bien que l’autre, ce dont je prends note. Même si je n’aime pas cela, il n’y a peut-être qu’une seule façon de bien faire ce boulot. Blesser les gens pour qu’ils baissent leur garde et acceptent auprès d’eux des personnes qu’ils n’auraient jamais pensé laisser entrer.
- Et comment va se passer la rencontre ? me demande-t-elle pourtant.
- Comme je l’ai dit, les détails sont difficiles à voir clairement, mais dans les grandes lignes, il viendra t’apporter quelque chose.
- J’aime être avec toi, Will, dit-elle après une hésitation. J’aime la façon dont tu me regardes. J’aime la femme que tu fais de moi.
- Et pourtant, entre nous, c’est impossible. Je ne suis qu’un Ange et tu es une femme. Notre équation s’arrête là et n’a pas de solution.
Elle s’approche de moi et me prend dans ses bras. Je pourrais presque ressentir sa chaleur si je n’étais pas une simple coquille vide douée de conscience.
- Donc je suppose que c’est ici qu’on se quitte, me dit-elle avec un petit sourire.
- Bonne chance, Nell.
Je détourne les talons et la laisse au milieu de la foule du musée. Je déteste vraiment ce boulot, il va falloir que je me renseigne des formalités pour démissionner. Mes mains se glissent dans les poches de mon pardessus et je sens quelque chose dans ma poche. J’en ressors un stylo que j’ai emprunté à Nell quelques minutes auparavant pour signer le livre d’or, mais que je me souviens assez bien lui avoir rendu juste après.
Ta mémoire débloque, mec, me dis-je. Je ne peux quand même pas garder un stylo en souvenir, cela ne me sera d’aucune utilité pour là où je travaille. Je fais demi-tour et retourne vers elle, qui attend toujours, scrutant la marée humaine au milieu de laquelle doit émerger cet homme parfait pour elle.
- Nell, attends, j’ai gardé ton stylo et...
Je m’arrête, la main tendue vers elle. Ma montre m’indique que le contact aurait dû déjà avoir lieu. Une idée folle surgit dans mon esprit alors qu’à l’intérieur de moi, quelque chose est en train de se produire. Des sensations me reviennent, l’odeur de son parfum titille mes narines, le poids de mes habits se fait sentir sur mes épaules, celui de mon corps sur mes jambes.
Elle s’approche et touche ma main quand elle veut reprendre le stylo. Un frisson si longtemps oublié parcourt mon être de nouveau de chair et de sang. Je sens à nouveau dans ma poitrine mon cœur battre la chamade.
- Je ne comprends pas, parviens-je seulement à dire.
- Laisse-moi tenter de trouver la solution à notre équation, me répond-elle en s’approchant plus près de moi. Ou bien tu es le plus grand manipulateur romantique que j’ai jamais vu...
- Ou bien ?
- Ou bien ton Patron nous a accordé une faveur. Dans les deux cas, j’aime ça, me dit-elle avec un sourire.
Elle m’embrasse et je suis trop étonné pour me rendre compte de ce qui est en train de se passer. Mais je me reprends et lui rend son baiser avec cette passion, cette fougue qui nous a animé pendant de nombreuses années par la suite.
Bien plus tard, Nell m’avoua qu’elle avait elle-même glissé le stylo dans ma poche à mon insu quand nous nous sommes dit « au revoir ». C’était donc peut-être écrit de la sorte.
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