André Gide : Écrivain français, né à Paris le 22 novembre 1869, meurt dans la même ville le 19 février 1951.
Quelques oeuvres d'André Gide (classées chronologiquement) :
1. Bethsabé, André Gide 1903 :
Oeuvre dramatique d'André Gide (1869-1951), publiée pour la première fois dans une revue en 1903 et, en volume en 1912, avec le "Retour de l'Enfant prodigue" et autres "essais". Le récit biblique est présenté par Gide en trois scènes, qui sont trois longs monologues du roi David, les deux premiers sont coupés de brèves réponses de son confident Joab. David raconte la longue et angoissante nuit d'insomnie durant laquelle l'ont assailli la pensée de son déclin et la crainte que Dieu ne s'éloigne de lui comme il l'avait déjà fait avec Saül; il nous confie comment il l'a vu, au matin, alors qu'il regardait d'une terrasse située à l'extrémité de son palais, une jeune femme se baignant dans la fontaine d'un jardin mystérieux. Invité par Uriel, un soldat qui lui est très attaché, dans son humble demeure, David reconnaît en sa femme, Bethsabé, la femme qui se baignait; le désir l'égare et il enlève Bethsabé, mais il s'aperçoit bien vite qu'elle ne peut lui donner cette joie pure et simple, ce bonheur tranquille qu'il avait respirés dans la maison d'Uriel. Puisque ce dernier ne sait rien encore, il s'apprête à renvoyer la femme, il espère ainsi effacer son acte, comme s'il ne s'était pas produit, gardant pour lui seul l'amertume et la désillusion; mais le trop zélé Joab a déjà envoyé Uriel sur le champ de bataille afin qu'il y trouve la mort.
Cette très délicate interprétation du thème biblique est présentée avec une simplicité de style suggestive, qui évite tout accent réaliste et atteint directement à des visées morales, puisque nous ne prenons connaissance des faits qu'en les découvrant dans la conscience de David qui parle. C'est donc
un "essai" dans le sens gigien: c'est-à-dire une variation lyrique par l'intermédiaire de laquelle un problème moral se transforme en "mythe", acquérant ainsi une pleine signification humaine qu'il ne pourrait jamais posséder s'il se limitait simplement à un exposé aride et théorique.
2. Mallet Robert, Correspondance de Claudel et de Gide 1949 :
Réunie, préfacée, annotée par Robert Mallet, cette "Correspondance" fut publiée en 1949. Elle comprend 167 lettres, 46 d'André Gide (1869-1951) et 121 de Paul Claudel (1868-1955), qui furent écrites entre 1899 et 1926. Le nombre plus restreint de lettres de Gide s'explique assez bien. Au cours
du tremblement de terre de Tokio en 1923, Claudel perdit une partie de ses archives; mais indépendamment de ce fait, Claudel écrivait plus fréquemment et plus longuement que Gide. Celui-ci reconnaissait ne pas être un bon correspondant: "C'est à cause du branle-bas que cause en moi chacune de vos lettres", répond-il à Claudel, qui lui reproche ses longs silences. Ces lettres nous retracent l'histoire d'une conversion manquée.
C'est en 1899, chez Marcel Schwob, que les deux écrivains firent connaissance alors que Gide venait d'envoyer à Claudel son "Prométhée mal enchaîné" et son "Philoctète". La vie itinérante de Claudel favorisa cette correspondance. Très souvent ce que Gide n'osait ou ne voulait pas dire à son convertisseur, nous le trouvons dans son "Journal". Après son entrevue avec Claudel en novembre 1905, Gide y note qu'il "a l'ait maintenant d'un marteau-pilon". Analysant son attitude devant lui, il écrit encore : "J'étais occupé un peu trop à me défendre et n'ai répondu qu'à demi à ses avances". Claudel veut convaincre à tout prix, quitte même à passer pour "un zélote et un fanatique". Gide, lui, veut se protéger et défendre son indépendance intellectuelle. Mais Claudel revient toujours à la charge: "Pourquoi ne vous convertissez-vous pas?", ne cesse-t-il pas de demander à son ami. Partant pour l'Extrême-Orient, il lui laisse un "Abrégé de toute la doctrine chrétienne". Gide ne manque pas d'être touché par l'affection véritable qui motive la conduite de son ami; cependant, chaque fois qu'il le peut il tient à dire qu'il n'est toujours pas converti. C'est ainsi que peu de temps après la publication du "Retour de l'enfant prodigue" qui a déchaîné la colère de Francis Jammes, il écrit à Christian Beck: "Peut-être ne savez-vous pas que Claudel, après avoir trouvé en Jammes une brebis facile à ramener au Seigneur, a voulu m'entreprendre à mon tour. Cela s'appelle, n'est-ce pas convertir". Claudel est conscient de l'irritation que peut faire naître son prosélytisme dans l'esprit de Gide.
Il s'en excuse: "J'ai toujours peur que vous n'interrompiez votre correspondance". La "Porte étroite" parue en 1909, est une nouvelle occasion de dialoguer. Gide critique l'état de repos auquel incline le catholicisme, mais Claudel lui répond en soutenant qu'il est au contraire un combat perpétuel. Claudel profite de la mort de Charles-Louis Philippe, auteur de "Bubu de Montparnasse", qui cherchait à se convertir, pour revenir à la charge: "Je me reproche de n'être pas assez fanatique et prédicant". Un an se passe avant que Claudel n'entonne son Magnificat à l'occasion de la Noël: "Je vais communier demain..., de quelles immenses joies vous vous privez." Claudel cherche, semble-t-il, à toucher la sensibilité de son ami. Au cours de l'année 1911, le sujet brûlant paraît évité, mais brusquement en fin d'année la conversion au catholicisme d'une belle-sœur de Gide ranime tous les espoirs de Claudel : "La nouvelle de cette conversion dans votre famille m'émeut grandement. A quand la vôtre, mon cher ami?" A nouveau, Claudel assiège Gide, le pressant d'adhérer "à une chose aussi vaste que la voûte étoilée où l'océan lui-même a place pour se mouvoir". Car, pour lui, demeurer incroyant c'est "ne disposer que d'un monde rétréci, amputé de moitié". Mais Gide se déclare empêché d'abandonner le protestantisme au nom de "la fidélité qu'exigent de lui ces figures de parents et d'aînés qu'il a vu vivre dans une communion avec Dieu si constante, si souriante, si belle...". Claudel veut rencontrer Gide, afin d'avoir avec lui une conversation décisive: "Il faudra que nous causions un de ces jours comme ces personnages de Dostoïevski qui se disent des choses tellement confidentielles que le lendemain ils n'osent plus se regarder et sont pris d'une haine mortelle l'un contre l'autre". A l'occasion d'une polémique qui l'oppose à des catholiques peu chrétiens, Gide écrit à Claudel l'aversion qu'il ressent pour tous ceux "qui se servent du Crucifix comme d'un casse-tête". Claudel lui répond brutalement que "ce n'est pas avec les pailles qu'on trouve dans l'oeil du prochain qu'on construit la maison de Dieu, mais avec les poutres que l'on ôte du sien" (15-1-1912). Gide paraît las de ce dialogue: "Je voudrais n'avoir jamais connu Claudel, écrit-il dans son "Journal"; son amitié pèse sur ma pensée et l'oblige et la gène".
Lorsque "Les caves du Vatican" paraissent en 1914, le drame éclate à propos des "moeurs affreuses" auxquelles Gide fait allusion. Claudel le somme de s'expliquer, mais Gide pressent qu'il n'y a plus rien à expliquer, car "que je réponde ou que je ne réponde pas, lui écrit-il, je pressens que vous allez me méjuger". Il lui écrit cependant avec franchise et comme s'il parlait à un prêtre. Mais sa lassitude grandit: "Par instant, j'en viens à souhaiter que vous me trahissiez, car alors je me sentirais délivré de cette estime pour vous et pour tout ce que vous représentez à mes yeux, qui si souvent m'arrête et me gêne". Claudel ayant demandé à Gide de supprimer le passage incriminé, celui-ci s'y refuse: "Ne me demandez ni maquillage ni compromis ou c'est moi qui vous estimerai moins". Le livre paraîtra non expurgé et le silence grandira entre les deux amis. Dix ans plus tard, à l'occasion de la parution de "Numquid et tu", Claudel écrit longuement à Gide: "Il me semble qu'en ces dix années votre chemin s'est tout de même rapproché de l'humble grande route que je suis". Alors qu'il doit le rencontrer lors de son passage à Paris en mai 1925, Gide ne peut s'empêcher de lui écrire: "Je souhaite de vous revoir... Et j'ai peur de vous, Claudel". Après cet entretien, Claudel écrira au bas de la dernière lettre reçue de Gide: "Longue et solennelle conversation. Il me dit que son inquiétude religieuse est finie. Le côté goethien de son caractère l'a emporté sur le côté chrétien". Avec une certaine ironie, Gide raconte cette entrevue dans son "Journal". Il trouve à Claudel l'allure d'Ubu et termine en disant: "Devant Claudel, je n'ai sentiment que de mes manques; il me domine, il me surplombe; il a plus de bases et de surface, plus de santé, d'argent, de génie, de puissance, de foi, etc., que moi. Je ne songe qu'à filer doux". Dans sa dernière lettre à Gide (25-7-1926), Claudel affirme: "Vous êtes l'enjeu, l'acteur et le théâtre d'une grande lutte dont il m'est impossible de prévoir la conclusion". Quelques années plus tard, Gide écrira dans son "Journal" (décembre 1931) à propos de Claudel: Je l'aime et je le veux ainsi, faisant la leçon aux catholiques transigeants, tièdes et qui cherchent à pactiser. Nous pouvons l'admettre, l'admirer; il se doit de nous vomir. Quand à moi, je préfère être vomi que de vomir." Cette "Correspondance" nous semble particulièrement révélatrice du tempérament de ces deux écrivains. La violence prophétique de Claudel, "ce catholique à globules rouges", ne parviendra jamais à entamer l'intransigeant besoin de liberté spirituelle réclamée par Gide. Claudel ne peut s'empêcher de ne juger les idées et les hommes qu'au travers de ses propres croyances religieuses. Il a du génie, mais demeure foncièrement incapable d'impartialité. Il veut sauver les âmes malgré elles. Il condamne et méprise toutes les oeuvres qui ne sont centrées que sur l'homme. Voilà pourquoi Montaigne, Kant, Rousseau, Nietzsche ne trouvent pas grâce devant lui. Il n'a d'ailleurs guère plus de sympathie pour tous les catholiques modernistes: Péguy et Unamuno ne l'intéressent guère. En revanche, ses admirations sont enthousiastes: Platon et Rimbaud, Fabre et Chesterton reçoivent en quelque sorte son imprimatur. Quoiqu'il en soit, ce dialogue demeure l'un des plus beaux de notre littérature et l'un des plus représentatifs de positions spirituelles opposées.
3. André Gide, Correspondance :
Les lettres d'André Gide (1869-1951) à Francis Jammes (publiées en 1947), datées de 1893 à 1938, avec une interruption de 1916 à 1929, nous font retrouver les mêmes problèmes qui agitaient la fameuse "Correspondance de Claudel et de Gide". Mais au scandale suscité chez ses amis chrétiens par les moeurs de Gide, s'ajoute ici une intolérance particulière à Jammes dont il faut bien se dire qu'il n'était pas un interlocuteur à la hauteur de Gide. "Pourquoi raisonnes-tu, lui écrivait ce dernier, puisque tu le fais si mal. (...) Tu te fais un bon Dieu commode pour tes vers." Admirateur sincère des poèmes de Jammes, Gide se garda d'engager une controverse religieuse avec son ami. C'est précisément, cette réserve un peu dédaigneuse qui exaspérait Jammes: "Personne, disait-il à Gide, et d'une manière plus spécieuse, plus aristocratique, ne combat Dieu que toi_" Quant à l'oeuvre de Suarès, Gide l'avait découverte, avec enthousiasme, par l'intermédiaire de Claudel ; aussitôt il désira rencontrer l'homme, mais Suarès, solitaire farouche, et qui goûtait fort peu les premiers livres de Gide, se montra longtemps réticent.
C'est donc Gide qui écrivit la première lettre de leur "Correspondance", en décembre 1908, pour annoncer sa visite. L' amitié, très littéraire, commença, empreinte d'une ferveur vite refroidie par les accès d' orgueil de Suarès et la susceptibilité tout aussi vive, mais plus renfermée de Gide. A tout propos les lettres nous donnent l'écho des petites querelles assez mesquines de ces deux hommes de lettres aussi vaniteux qu'intelligents. Dès 1910, l'enthousiasme était bien tombé, de part et d'autre, tandis que Gide, à mesure qu'il affirmait son classicisme, se sentait de plus en plus étranger à la grandiloquence colorée de Suarès. Une amitié sans nuages ne cessa, au contraire, pendant plus de cinquante ans, d'unir Gide et Valéry. Leur "Correspondance", qui va de 1890 à 1942, a été publiée en 1955. Les trois quarts environ des lettres sont antérieures à 1900 et constituent donc un document exceptionnel sur la formation intellectuelle des deux grands écrivains. On y voit en particulier comment Gide et Valéry, imbus tous deux du culte mallarméen de l' art pur, surent rapidement se dégager de l'esthétisme fin de siècle et abandonner l'intolérable langage précieux et affecté de leurs premières lettres. Mais c'est la personnalité de Valéry qui domine incontestablement cette correspondance. Gide peut lui reprocher un jour son "délire de lucidité", Valéry n'apparaît pas moins autrement naturel, spontané et sincère que le chantre des "Nourritures terrestres". Il est vrai que dans cette amitié totale, Gide réserva longtemps un secret: celui de ses moeurs. Il ne songe nullement à éclairer son ami, lorsque celui-ci s'inquiète et s'avoue gêné par le ton de son "Saül". Plus tard, lorsque Valéry connaîtra la vérité, il ne manifestera aucun scandale -tout au moins ses lettres n'y font pas allusion. A en croire Gide lui-même, la fleur non seulement de sa correspondance mais de toute son oeuvre devait être la série des lettres adressées depuis son enfance à sa cousine, Madeleine (Emmanuèle), devenue plus tard sa femme. Mais ces lettres furent brûlées par Mme Gide en 1917 ou 1918, alors que Gide venait de partir pour l'Angleterre. L'écrivain fut bouleversé: "C'est en elles, dira-t-il, que j'espérais survivre_ Mon oeuvre ne sera plus qu'un édifice couronné."
4. Corydon, André Gide 1924 :
Essai d'André Gide (1869-1951), publié à Paris chez Gallimard en 1924. Un premier tirage de douze exemplaires, aux frais de l'auteur, avait été réalisé en 1911.
Corydon est un ouvrage de réflexion qui pourrait s'intituler «défense et illustration de l'uranisme», même si Gide se défend d'y faire l'apologie de l'homosexualité. Le caractère délicat du sujet abordé explique la tardive publication de cet essai: «Des amis me dissuadaient d'achever de l'écrire.
[...] Les considérations que j'exposais dans ce petit livre me paraissaient pourtant des plus importantes, et je tenais pour nécessaire de les présenter. [...] Je serrai Corydon dans un tiroir et l'y étouffai [...] longtemps. Ces derniers mois néanmoins je me persuadai que ce petit livre, pour subversif qu'il fût en apparence, ne combattait après tout que le mensonge, et que rien n'est plus malsain au contraire, pour l'individu et pour la société, que le mensonge accrédité.»
L'ouvrage comprend quatre dialogues entre Corydon et le narrateur. Le premier dialogue est consacré à la présentation des interlocuteurs. Le narrateur va trouver son ancien camarade de lycée qu'il a cessé de fréquenter en raison de sa mauvaise réputation. Corydon, en effet, ne cache pas son homosexualité et se propose d'écrire un ouvrage sur le sujet. Le narrateur, quant à lui, condamne une telle pratique amoureuse et un dialogue contradictoire, dominé par les thèses de Corydon, s'instaure entre les deux personnages. Le deuxième dialogue aborde le thème de la pédérastie sous un angle «naturaliste». Le troisième puise ses arguments dans l'«Histoire, [la] littérature et [les] beaux-arts» et, dans le quatrième, Corydon traite la question «en sociologue et en moraliste».
Le titre de l'ouvrage place celui-ci sous l'égide de Platon, et la forme choisie par Gide pour son essai rappelle celle du dialogue socratique. Les points de vue contradictoires des personnages, en effet, alimentent moins un débat polémique qu'une véritable maïeutique. Certes, le narrateur ne s'avoue jamais vraiment convaincu par les arguments de Corydon, mais la fin aporétique du dialogue est ambiguë et peut laisser penser que ses préjugés et certitudes ont été ébranlés: «Après qu'il eut fini, il demeura quelque temps dans l'attente d'une protestation de ma part. Mais, sans rien ajouter qu'un adieu, je pris mon chapeau et sortis, bien assuré qu'à de certaines affirmations un bon silence répond mieux que tout ce qu'on peut trouver à dire.» En fait, ce narrateur est une sorte de garantie de bonne morale que se donne l'ouvrage mais c'est bien le parti de Corydon que Gide cherche à faire admettre au lecteur: le narrateur, venu écouter Corydon, est placé dans une position de disciple qui attend d'être initié par celui qui sait; ses arguments se révèlent toujours caducs et de peu de poids face à ceux de son adversaire.
La Grèce antique est, en outre, maintes fois citée en exemple pour montrer le rôle civilisateur de l'homosexualité: «Reconnaissez aussi que les périodes uraniennes, si j'ose ainsi dire, ne sont nullement des périodes de décadence [...]. Pour un peu j'irais jusqu'à dire que les seules périodes ou régions sans uranisme sont aussi bien les périodes ou régions sans art.» Gide cherche à montrer, notamment à grand renfort de références livresques, que cette forme d'amour n'a rien que de très naturel: «Il importe de comprendre que, là où vous dites "contre nature", le mot "contre coutume" suffirait.» Il s'agit, pour lui, de donner une image positive et heureuse de la pédérastie, de la faire sortir de l'ombre coupable dans laquelle la confinent les mœurs et les lois de la société.
Corydon est un livre austère: «Je n'écris pas pour amuser et prétends décevoir dès le seuil ceux qui chercheront ici du plaisir, de l'art, de l'esprit ou quoi que ce soit d'autre enfin que l'expression la plus simple d'une pensée sérieuse» (Préface, 1922). C'est aussi, pour son auteur, un livre compromettant et périlleux. Mais Gide, qui s'y fait le chantre de «la cause des martyrs», considère qu'il est temps de mettre ses contemporains face à leur hypocrisie et à leur injustice.
5. El Hadj ou Le traité du faux prophète, André Gide 1899 :
Ouvrage d'André Gide (1869-1951), publié en 1899, avec cinq autres "traités" qu'il réunira ensuite en un volume où cet ouvrage fait suite au "Retour de l'enfant prodigue. L'Arabe El Hadj, arrivé presque au terme de sa carrière de prophète, avoue avec une douloureuse stupeur les résultats de sa propre expérience. Humble chanteur populaire, il a abandonné un jour sa bruyante cité du sud pour suivre la caravane d'un mystérieux prince, qu'il n'a jamais vu, et qui le conduit vers un but ineffable. Le Prince voyage sans sortir de sa litière ni de sa tente, servi par des esclaves muets. Il se montre un jour dans toute sa beauté; mais il souffre d'un mal étrange et se sait condamné: il avoue alors à El Hadj qu'il a besoin de son chant pour croire en lui-même. Depuis lors, El Hadj est devenu le prophète du petit peuple et le Prince n'a vécu que par lui et à travers lui. Mais El Hadj est devenu le prophète du petit peuple et le Prince n'a vécu que par lui et à travers lui. Mais El Hadj, de son côté, n'aime plus le Prince que d'un amour simplement humain et n'a plus foi en lui. Ils arrivent enfin, après d'innombrables souffrances endurées lors de la traversée du désert, en vue d'une lumineuse nappe d'eau bleue qu'il leur faudra franchir. Mais El Hadj s'aperçoit qu'il s'agit d'un affreux étang d'eau salée, que seul le mirage avait embelli; c'est à ce moment que le Prince meurt. Le prophète l'ensevelit secrètement; par égard pour lui et son peuple, il conserve sa déception et trouvera, dans la prétendue indignité de ses disciples, des motifs pour ne pas tenter la conquête de la Terre promise.
Revenant sur ses pas, il reprend le chemin précédemment parcouru: et le voici de retour dans la ville d'où il était parti, s'efforçant d'observer, au moins dans l'apparence, les commandements du Prince auxquels ses compagnons sont restés fidèles ("... en l'instant même, lui triomphait; car il n'était mort que pour moi, et qui précisément seul l'aimais"). Mais le peuple désormais l'abandonne, car il se sent plus dans les paroles d'El Hadj cet amour qu'il s'obstinait à cacher pour ne pas céder à son émotion et n'être pas inférieur à sa tâche. Le faux prophète est donc libre, mais il se demande s'il doit se réjouir de cette libération: ne sait-il pas maintenant que, "s'il y a des prophètes, c'est parce qu'ils ont perdu leur Dieu. Car si Lui ne se taisait pas, que serviraient alors nos paroles?" Les déconcertantes paroles d'El Hadj constituent un discours passionné plein de chaleur et d'images poétiques, elles ne sont toutefois pas exemptes de complaisances significatives, ni de faiblesses. Néanmoins cette conclusion, dans son ensemble, se présente comme le bilan sévère et minutieux d'une expérience.
6. Journal, André Gide 1939 :
Oeuvre intime d'André Gide (1869-1951), publiée à Paris chez Gallimard dans la «Bibliothèque de la Pléiade» en 1939 (Journal 1889-1939), dans la «Collection blanche» en 1946 (Journal 1939-1942) et en 1950 (Journal 1943-1949), ces deux derniers volumes repris dans la «Bibliothèque de la Pléiade» en 1954 (Journal 1939-1949).
L'écriture du moi est, chez Gide, inséparable de la création romanesque, cette dernière mêlant d'ailleurs largement l'autobiographie à la fiction. Compagnon constant de la vie et de l'oeuvre de l'écrivain, le Journal est le plus volumineux des écrits intimes d'André Gide mais il n'est pas le seul. D'autres méditations et confidences plus ponctuelles complètent en effet cette vaste entreprise: Et nunc manet in te (1947), Feuillets d'automne (1949), Ainsi soit-il ou Les jeux sont faits (1950). Rappelons que Gide a également rédigé une autobiographie, Si le grain ne meurt.
Parfois interrompue, mais jamais de façon durable, l'écriture du Journal est une tâche scrupuleusement accomplie par Gide depuis sa vingtième année jusqu'à sa mort; l'écrivain déclare même avoir commencé à tenir un journal dès sa quinzième année et avoir reproduit maintes pages de ce premier texte dans les Cahiers d'André Walter. Moins anecdotique que réflexif, le Journal rend surtout compte de la formation et de l'évolution d'une vie spirituelle. Gide y tient le registre de ses lectures _ Goethe, notamment, y occupe une grande place, ainsi que des journaux qui, tels ceux d'Amiel, des Goncourt ou de Stendhal, ont valeur de référence ou de modèle. Il y prolonge et approfondit des débats entamés avec tel ou tel, y élabore peu à peu les contours de sa propre esthétique. Le Journal s'apparente aussi à l'examen de conscience et participe d'un travail de connaissance de soi: Gide y dresse, par exemple, le bilan d'une éducation bourgeoise et protestante, découvre progressivement les failles de son amour idéalisé pour sa femme Madeleine (il la nomme Emmanuèle ou Em. dans le Journal), ou y formule l'aveu _ à la fois mortifié et complaisant, dans la mesure où il s'accompagne d'un sentiment de culpabilité, mais où le plaisir des mots vient relayer celui des sens _ de son attirance amoureuse pour les adolescents. Ainsi, la vie de l'esprit est liée à celle du corps, même si le Journal privilégie l'expression de la première. Le Journal est en outre, pour Gide, l'outil critique indispensable d'une perpétuelle remise en question de soi et de son art.
L' égotisme constitue une composante essentielle de l'écriture gidienne. Dèsles Cahiers d'André Walter, l'oeuvre apparaît comme indissociable du moi dont elle émane. En dépit d'une profonde évolution littéraire qui éloignera Gide de ces premiers épanchements lyriques pour le conduire vers des récits d'un classicisme dépouillé, la fiction demeurera enracinée dans l'expérience vécue.
Or le Journal a pour fonction, non pas simplement de transmettre cette dernière, mais de l'organiser en espace de réflexion permanente et en totalité signifiante. Pendant plus de soixante ans, Gide se consacre, avec une constance exemplaire, à la mise en oeuvre, dans tous les sens du terme, de son moi: le Journal intime s'écrit dans la perspective consciente et volontaire d'une publication, et en même temps travaille à la formation de ce moi. Il permet de transcender la dispersion de la personne et les insignifiances de l'existence au profit de la constitution d'un être-écrivain.
Le Journal est en outre l'instrument d'une attention critique sans défaillance à l'égard de l'existence. Pour le diariste, l'écriture est en effet un moyen d'accéder à une meilleure intelligibilité de soi et du monde. Le Journal de Gide n'est donc pas une confession passive: il constitue plutôt une sorte de substrat expérimental de la vie et de l'oeuvre. Gide y élucide ses relations avec les autres, y examine et y juge ses comportements, y met en question systèmes philosophiques ou idéologiques, y commente ses lectures et y médite sur ses propres oeuvres. Le Journal participe de façon continue à
l'élaboration d'une esthétique et d'une éthique. Texte d'une mise en scène, voire d'un culte du moi, il participe également d'une démarche heuristique féconde pour le sujet et l'oeuvre littéraire qui s'en nourrit.
7. La porte étroite, André Gide 1909 :
Roman d'André Gide (1869-1951), publié à Paris dans la Nouvelle Revue française de février à avril 1909, et en volume au Mercure de France la même année.
Tout comme l'Immoraliste, le roman précédent de Gide, la Porte étroite se nourrit d'éléments autobiographiques. Mais si l'oeuvre fictive s'inspire de la réalité vécue, elle ne cherche toutefois nullement à la reproduire. Ainsi, Gide se défend d'avoir peint, à travers Alissa, l'héroïne de la Porte étroite, sa cousine Madeleine, devenue son épouse: «Mais quelle erreur commettrait celui qui croirait que j'ai tracé son portrait dans ma Porte étroite!» (Et nunc manet in te, 1947, éd. 1951). En fait, les deux romans sont unis par des liens étroits, et quoiqu'ils semblent prôner des valeurs contraires, ils participent, cette fois de l'aveu de l'auteur, d'une commune inspiration: «Ceux qui s'étaient épris de mon Immoraliste ne me purent pardonner la Porte étroite. Je ne puis pourtant séparer dans mon esprit ces deux livres; c'est ensemble que je les ai portés; ils se font pendant, se maintiennent; c'est dans l'excès de l'un que j'ai trouvé pour l'excès de l'autre une sorte de permission» (Feuillets). Au grand étonnement de Gide, qui entreprit l'oeuvre dans une période de découragement lié à la faible audience
rencontrée jusque-là par ses écrits, la Porte étroite connut un succès immédiat.
Le narrateur, Jérôme, chérit tendrement dès l'enfance sa cousine Alissa, bonne, vertueuse et d'une grande ferveur religieuse. Tous voient leur union d'un oeil favorable mais Alissa diffère le moment des fiançailles. Une telle attitude s'explique tout d'abord par le fait qu'Alissa a découvert que sa jeune soeur, Juliette, était amoureuse de Jérôme. Toutefois, même après le mariage, visiblement heureux, de Juliette avec un négociant, Alissa continue à éloigner d'elle Jérôme, considérant qu'il y a mieux à chercher que le simple bonheur terrestre. Après la mort d'Alissa, Jérôme découvre, dans le journal qu'elle lui a légué, les souffrances, la pureté et la grandeur de sa cousine qu'il ne cessera jamais d'aimer.
Le roman doit son titre à une parabole de l'Évangile (Luc, XIII) que le narrateur et Alissa, encore enfant, ont entendue au cours d'un sermon: «Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent.» La destinée tragique des personnages de la Porte étroite semble illustrer cette injonction du Christ. Toutefois Jérôme, en dépit des résolutions qu'il prend après ce sermon - «Je serai de ceux-là», se dit-il alors -, est plutôt l'instrument que l'initiateur. L'immolation de l'amour humain s'accomplit en effet sur l'initiative d'Alissa, qui meurt peu après : «Ce matin, causant avec lui, j'ai consommé le sacrifice», note-t-elle dans son journal.
Alissa refuse le bonheur terrestre, auquel elle préfère l'expérience mystique. Mais c'est aussi la crainte que la réalité ne soit pas à la hauteur de l'idéal rêvé qui fait reculer la jeune fille. Plus obscurément encore, la peur de l'union charnelle, qui semble hanter secrètement Jérôme et qu'Alissa devine sans doute, sépare les amants. Comme dans l'Immoraliste, le récit gidien, non sans une certaine perversité, refoule l'expression d'une sexualité problématique dont la présence latente est pourtant manifeste. Ainsi, le symbolisme de la porte, qui connaît divers avatars dans le texte - les rencontres décisives entre les personnages ont par exemple lieu dans un jardin auquel on accède après avoir franchi une «petite porte secrète» -, n'est pas dépourvu de connotations sexuelles: «Je voyais cette porte étroite par laquelle il fallait s'efforcer d'entrer. Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir, où je m'introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d'Alissa.»
Ce texte, que, à l'instar de l'Immoraliste et ensuite d'Isabelle, Gide préfère appeler «récit» plutôt que roman - en raison de leur brièveté et parce qu'ils se présentent tous trois sous la forme d'une relation à la première personne de faits d'ordre essentiellement psychologique -, ne prétend nullement être une oeuvre apologétique: «Quel que soit le héros qu'il [l'auteur] peigne, il ne peut prendre parti contre lui, non plus qu'il ne le propose en exemple; il prétend qu'un artiste doit pouvoir à son gré portraiturer un "immoraliste", une sainte, un honnête homme ou un bandit, sans se déclarer pour ou contre» (projet de Préface pour la Porte étroite, rédigé en 1912). Scandaleux ou exemplaire, le personnage gidien, fait à la fois d'excès et de frustration, est en tout cas modelé, tant dans l'Immoraliste que dans la Porte étroite, par l'emprise qu'exercent sur lui les valeurs du protestantisme dont l'auteur est lui-même imprégné.
8. La symphonie pastorale, André Gide 1919 :
Roman d'André Gide (1869-1951), publié à Paris en feuilleton dans la Nouvelle Revue française les 1er octobre et 1er novembre 1919, puis en volume chez Gallimard la même année.
Composée après les Caves du Vatican, la Symphonie pastorale, que Gide avait tout d'abord songé à intituler l'Aveugle et dont le projet a été conçu dans son esprit dès 1893, s'inscrit plutôt dans la continuité des ouvrages antérieurs. Tout comme l'Immoraliste, la Porte étroite et Isabelle, la Symphonie pastorale est en effet, pour l'auteur, davantage un «récit» qu'un «roman» dans la mesure où l'histoire, rapportée à la première personne par le protagoniste qui l'a vécue, est concentrée sur une intrigue simple et unique. En outre, ces quatre ouvrages sont des «livres "avertisseurs" [qui] dénoncent tour à tour les dangers de l'individualisme outrancier, d'une certaine forme de mysticisme très précisément protestant [...], du romantisme, et, dans la Symphonie pastorale, de la libre interprétation des Écritures» (lettre au R.P. Victor Poucel, 1929).
Le pasteur - le personnage n'a pas de nom dans le roman qui utilise sa fonction pour le désigner - recueille une jeune orpheline d'environ quinze ans, aveugle et, semble-t-il, totalement dépourvue d'intelligence. Il se consacre à l'éducation de l'enfant, dont il note les progrès dans son journal. Il lui apprend la beauté du monde dont la Symphonie pastorale de Beethoven, écoutée avec la jeune fille lors d'un concert, lui fournit la métaphore. Grâce aux soins attentifs du pasteur qui, se justifiant par la
parabole de la brebis égarée, lui consacre plus de temps et d'attention qu'à ses propres enfants, l'aveugle, nommée désormais Gertrude, fait de rapides et spectaculaires progrès. Le pasteur finit peu à peu par comprendre, bien après sa femme, Amélie, et Gertrude elle-même, la véritable nature de son sentiment à l'égard de cette dernière: l'amour. Il interprète toutefois les Écritures d'une façon qui lui permet de ne pas juger cet amour coupable. Gertrude, grâce à une opération, recouvre la vue. Se rendant compte alors, elle qui voulait «être sûre de ne pas ajouter au mal», que le pasteur a abusé de son ignorance, et mesurant l'ampleur de la souffrance d'Amélie, elle se jette dans la rivière. Avant de mourir, elle révèle au pasteur qu'elle a compris, après avoir retrouvé la vue, que c'était son fils Jacques qu'elle aimait (le pasteur avait auparavant écarté celui-ci de Gertrude qu'il voulait épouser) et que tous deux ont abjuré la foi protestante pour se convertir au catholicisme.
Gide écrit dans ses Feuillets d'automne: «A la seule exception de mes Nourritures, tous mes livres sont des livres ironiques; ce sont des livres de critique. [...] La Symphonie pastorale [est la critique] d'une forme de mensonge à soi-même.» Ainsi, le premier titre envisagé par l'auteur, l'Aveugle, aurait tout aussi bien pu désigner Gertrude, en raison de son infirmité physique, que le pasteur, en raison de son aveuglement moral. Plein d'une onction et d'une rhétorique très puritaines, son journal trahit son inconsciente hypocrisie. Il révèle en outre les nombreux préjugés et l'absence de véritable communication entre les êtres qui règnent au cœur d'une famille protestante modèle, et ce n'est sans doute pas un hasard si l'ouvrage a suscité l'indignation de bien des huguenots.
Composé en Suisse, dans le village de La Brévine, la Symphonie pastorale n'est pas dépourvue d'accents rousseauistes. La solennelle austérité du paysage montagnard est en harmonie avec le drame et celui-ci conte, à travers Gertrude, l'histoire d'un être proche de l'«état de nature». La cécité de la jeune fille va de pair avec une extrême sensibilité au monde qu'elle conçoit à l'image de la naïveté et de la pureté qui sont en elle. Le recouvrement physique de la vue est l'équivalent symbolique d'une expérience spirituelle : Gertrude comprend que le pasteur lui a peint «non point le monde tel qu'il était, mais bien tel qu'il aurait pu être, qu'il pourrait être sans le mal et sans le péché».
A travers la tragédie du pasteur et de Gertrude, la Symphonie pastorale, comme nombre d’œuvres de Gide, explore l'écart qui sépare l'idéal de la réalité, les aspirations des faits. Dans un monde hanté par la faute et soumis à l'emprise médiocre des normes sociales, l'individu ne peut trouver que dans la mort, comme Gertrude, ou dans le renoncement, comme Jacques qui entre dans les ordres, la pleine et libre affirmation de son être.
9. Le voyage d'Urien, André Gide 1893 :
Roman d'André Gide (1869-1951), publié partiellement («Voyage sur l'océan pathétique» et «Voyage vers une mer glaciale») à Liège dans la Wallonie de mai à juin 1892, et en volume à Paris à la Librairie de l'Art indépendant en 1893.
Le Voyage d'Urien est une oeuvre de jeunesse, écrite dans une période de grande tension: «Je m'exaspère sur une besogne très ardue et que je crains absurde d'avance», écrit André Gide à Paul Valéry le 25 juillet 1892. Dans sa «Préface pour une seconde édition du Voyage d'Urien» (qui accompagne l'édition de 1896), l'auteur éclaire en ces termes le sens de l'ouvrage: «L'émotion centrale de ce livre n'est point une émotion particulière; c'est celle même que nous donna le rêve de la vie, depuis la naissance étonnée jusqu'à la mort non convaincue; et mes marins sans caractère tour à tour deviennent ou l'humanité tout entière, ou se réduisent à moi-même.»
- Première partie :
«Prélude». Urien, le narrateur, embarque avec ses «compagnons de pèlerinage» pour une destination inconnue. N'ayant «plus foi dans l'étude», «las de la pensée», les jeunes gens sont en quête d'action et cherchent à se forger de «glorieuses destinées». Au fil de leur navigation ou de leurs brèves escales, ils connaissent diverses aventures mais aucune ne répond encore à leur attente. Leur navire, l'Orion, aborde finalement l'île de la reine Haïatalnefus, dont le palais est exclusivement peuplé de femmes; les matelots et nombre de compagnons d'Urien cèdent à leurs charmes. La peste décime les habitants de l'île. Seuls douze membres de l'expédition, parmi lesquels se trouve Urien, parviennent à se sauver.
- Deuxième partie :
«La Mer des Sargasses». Les survivants voguent longtemps sur une mer désespérément étale puis sur un «fleuve d'ennui» où le vaisseau menace de «s'enliser dans la vase». L'équipage atteint enfin «une terre boréale». Troisième partie. «Voyage sur une mer glaciale». L'embarcation des jeunes gens se dirige alors vers le pôle. Elle s'enfonce de plus en plus à l'intérieur des glaces et toute possibilité de retour en arrière est désormais exclue. Épuisés, les voyageurs atteignent enfin le terme de leur voyage. L'ouvrage se termine par un "Envoi" versifié.
Le Voyage d'Urien se présente comme un récit symbolique et comme un roman d'analyse qui, à travers la description variée et nuancée des paysages, montre et décrypte l'«émotion» humaine: «Cette émotion [...] je ne l'ai point décrite en elle-même, trop abstraite qu'elle était, [...] je ne l'ai point soumise à tels faits qui l'eussent motivée, ainsi que d'autres ont coutume de le faire dans leurs romans, [...] pour la montrer, je l'ai mise en des paysages» («Préface pour une seconde édition du Voyage d'Urien»). L'écriture invite ainsi à retrouver de multiples correspondances entre le décor et l'intériorité des personnages, le paysage extérieur étant l'équivalent d'un paysage intérieur. Une description de fruits, par exemple, peut manifester le caractère violent, malfaisant, voire dégradant du plaisir sexuel: «Ils rapportaient d'admirables fruits écarlates, saignant comme des blessures, et des gâteaux de farines inconnues [...]. Nous comprîmes qu'ils avaient été auprès des femmes du rivage.» Ailleurs, le calme désespérant d'une mer glauque qui ressemble à un marécage représente l'horrible désœuvrement: «L'ennui! pourquoi le dire! Qui ne l'a pas connu ne le comprendra pas; qui l'a connu demande à s'en distraire. L'ennui!». A travers un foisonnement d'images polymorphes, parfois précieuses, le texte s'échappe souvent vers la poésie.
Récit initiatique, le Voyage d'Urien n'est pas sans rappeler les Aventures d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Poe. Au terme d'une série d'épreuves et grâce à la constance de leur ascèse, Urien et ses compagnons, dans un univers polaire pur et redoutable, atteignent enfin l'ultime révélation: «Nous sentions que nous étions arrivés presque à la fin de notre voyage; pourtant nous nous sentions encore assez de force pour gravir la muraille gelée, nous doutant bien que le but était derrière, mais ne sachant pas ce qu'il était.» Or le terme de ce périple, qui fait coïncider la découverte du sens et la mort des personnages, s'avère décevant: «Si nous avions su d'abord que c'était cela que nous étions venus voir, peut-être ne nous serions-nous pas mis en route.»
Aporétique et pessimiste, le Voyage d'Urien s'achève sur l'exaltation de l'illusion, fruit de l'humaine cécité, et du rêve, plus «sûr» peut-être que la réalité et l'action: «Et nous étant encore agenouillés, nous avons cherché sur l'eau noire le reflet du ciel que Je rêve», telle est la dernière phrase du récit.
10. Les cahiers d'André Walter, André Gide 1891 :
Ouvrage d'André Gide (1869-1951), publié avec la mention «Oeuvre posthume» et sans le nom de l'auteur à Paris à la Librairie académique Didier-Perrin et Cie en 1891.
Un an après les Cahiers, parurent à la Librairie de l'Art indépendant les Poésies d'André Walter, regroupement d'une vingtaine de pièces publiées dans les revues la Conque et la Syrinx. Poèmes dont on a pu dire qu'ils «ne sont que de la prose rythmée, avec quelques rimes çà et là» et dont un critique d'alors déclarait qu'ils «eussent gagné à ne point voir le jour». Pourtant Gide regroupa Cahiers et Poésies dans «l'édition définitive» publiée chez Georges Célestin Crès en 1930. Gide écrivit les Cahiers d'André Walter à l'âge de vingt ans. Dans Si le grain ne meurt, l'auteur retrace la genèse de cette première oeuvre: «Ce livre se dressait devant moi et fermait ma vue, au point que je ne supposais pas que je pusse jamais passer outre. Je ne parvenais pas à le considérer comme le premier de ma carrière, mais comme un livre unique, et je n'imaginais rien au-delà; il me semblait qu'il devait consumer ma substance» (I, VIII). La mention «Oeuvre posthume» qui figure au début de l'ouvrage n'est pas simplement un artifice littéraire teinté de romantisme. Pour le jeune écrivain qu'est alors André Gide, ce livre, qui apparaît comme «un des plus importants du monde» (Si le grain ne meurt, I, IX), porte une parole définitive. En dépit de leur faible diffusion, les Cahiers d'André Walter furent favorablement salués par le monde des lettres. Grâce à eux, Gide fit une entrée remarquée sur la scène littéraire.
Les Cahiers d'André Walter se présentent sous la forme d'un journal intime tenu par un jeune homme de vingt ans d'avril à novembre 1889. L'ouvrage comporte un «Cahier blanc» - composé d'avril à juin et dans lequel sont insérés des fragments de journaux des trois années antérieures -, et un «Cahier noir» qui rend compte, de façon minutieuse et presque quotidienne, d'une période allant de la fin de juin à la fin de novembre. La mère d'André Walter, sur son lit de mort, a demandé à son fils de renoncer à sa cousine Emmanuèle qu'elle a fiancée à un autre. Le jeune homme s'est retiré en Bretagne. Il épanche sa douleur dans un journal qui évoque les tendres souvenirs du passé et crie la souffrance présente. Une «Notice» initiale révèle que celle-ci l'a conduit peu à peu à la folie, puis à la mort. Ces cahiers intimes relatent, en outre, l'expérience littéraire d'André Walter, lequel est en train de composer un roman dont le héros se nomme Allain.
Les Cahiers d'André Walter, ainsi que le signale la communauté de prénom entre l'auteur et son personnage, sont une oeuvre assez largement autobiographique. C'est par le prénom d'Emmanuèle que Gide, dans son Journal et dans ses divers écrits intimes, désignera désormais sa cousine Madeleine Rondeaux qui, contrairement à ce qui advient dans les Cahiers d'André Walter, deviendra bientôt sa femme. Lorsqu'il écrit l'ouvrage, cependant, sa cousine, tendrement chérie depuis l'enfance, refuse de l'épouser. Sa mère ayant quitté le foyer conjugal et son père étant mort, elle considère qu'il est de son devoir de s'occuper avant tout de ses frères et soeurs. De plus, elle n'est sans doute pas insensible aux arguments du cercle familial qui considère d'un oeil défavorable une alliance consanguine et pense qu'une longue amitié enfantine ne saurait fonder une union solide et heureuse. C'est ce que souligne la mère d'André Walter sur son lit de mort: «Il serait bon que tu quittes Emmanuèle [...]. Votre affection est fraternelle, - ne vous y trompez pas [...].
L'habitude d'une vie commune l'a fait naître [...]. Je craindrais, en vous laissant libres, que ton sentiment ne t'entraîne et que vous ne vous rendiez malheureux tous les deux.» Pour Gide, qui a fait imprimer un bel exemplaire spécialement destiné à sa cousine, l'ouvrage est une sorte de plaidoyer amoureux. A travers l'évocation pathétique des souffrances et de la destinée d'André Walter, le jeune écrivain cherche à convaincre Madeleine de l'épouser.
L'entreprise littéraire, dans cette première oeuvre, est donc indissociable de l'expérience vécue: «J'avais pris l'habitude de tenir un journal, par besoin d'informer une confuse agitation intérieure; et maintes pages de ce journal ont été transcrites telles quelles dans ces Cahiers. La préoccupation où je
vivais avait ce grave inconvénient d'absorber introspectivement toutes mes facultés attentives; je n'écrivais et ne souhaitais rien écrire que d'intime» (Si le grain ne meurt, I, VIII). Les Cahiers d'André Walter annoncent cette imbrication étroite de la réalité vécue et de la fiction qui fonde la spécificité de l'oeuvre gidienne et qui conservera, pour l'auteur, une valeur heuristique. Mais Gide tâtonne encore sur cette voie: «Ce dont je souffre le plus en relisant mes Cahiers, c'est une complaisance envers moi-même dont chaque phrase reste affadie. [...] Souvent ce que je prenais pour la plus sincère expression de moi-même n'était dû qu'à ma formation puritaine qui, comme elle m'enseignait à lutter contre mes penchants, satisfaisait un goût de lutte et de spécieuse austérité» (Préface à l'édition définitive de 1930).
L'oeuvre constitue en outre, pour Gide, une sorte d'étape initiatique, importante pour son parcours littéraire. Les Cahiers d'André Walter mettent en effet en scène, à travers la constitution du personnage d'Allain - double fictif à la fois d'André Gide et d'André Walter -, les affres de la création.
Il y a là un processus de mise en abyme qu'exploiteront les grandes oeuvres futures, les Faux-Monnayeurs et les Caves du Vatican.
Le jugement de Gide, à l'époque de la maturité, sur les Cahiers d'André Walter est sévère mais l'auteur reconnaît le profit tiré de ses premiers errements: «Peut-être fut-il bon, après tout, pour prendre nettement conscience de mes défauts, qu'ils m'apparussent projetés dans mon écriture, et, si je n'avais pas écrit ce premier livre, sans doute eussé-je moins bien écrit les suivants» (Préface).
Quant au jugement porté sur le livre par les lecteurs contemporains, il demeure pertinent: «Je [...] veux bien croire ce que certains me disent : qu'ils m'y trouvent déjà presque entier» (ibid).
11. Les caves du Vatican, André Gide 1914 :
Roman d'André Gide (1869-1951), publié à Paris dans la Nouvelle Revue française les 1er janvier, 1er février et 1er mars 1914, et en volume chez Gallimard la même année. Cette édition originale, anonyme, portait la mention: «Sotie par l'auteur de Paludes.»
L'idée des Caves du Vatican est ancienne puisqu'elle remonte à 1893. Toutefois, Gide ne se met véritablement au travail, comme l'indique son Journal, qu'à partir de 1911. L'auteur qualifie son oeuvre de «sotie», soulignant ainsi son caractère burlesque: les soties sont en effet des pièces bouffonnes - jouées par des «sots» - que l'on représentait au Moyen âge pour célébrer la fête des Fous. Lors de leur parution, les Caves du Vatican n'eurent aucun succès et firent l'objet de critiques dans l'ensemble négatives, voire désobligeantes. Gide réalisa une adaptation théâtrale de l'ouvrage qui parut en 1948 sous la désignation de «farce en trois actes». Il commença également, en 1949, à écrire un scénario en vue de tirer un film de son roman, mais le projet avorta.
Livre I. «Anthime Armand Dubois». A Rome, Anthime Armand Dubois, un scientifique franc-maçon farouchement athée, se convertit soudain au catholicisme à la suite d'un prétendu miracle. Livre II. «Julius de Baraglioul». Son beau-frère, Julius de Baraglioul, est un écrivain parisien, catholique et bien-pensant. Julius est chargé par son père, le comte Juste-Agénor de Baraglioul, de se renseigner discrètement sur la personnalité du jeune Lafcadio Wluiki. Ce dernier apprend ainsi qu'il est le fils naturel du vieux comte qui, peu avant de mourir, l'institue héritier d'une coquette fortune.
Livre III. «Amédée Fleurissoire». A Pau, la comtesse de Saint-Prix, soeur de Julius, se laisse berner par un escroc qui lui fait croire que le pape a été emprisonné dans les caves du Vatican, puis au château Saint-Ange; le forfait sacrilège serait l'oeuvre des francs-maçons et des jésuites. Amédée Fleurissoire, l'autre beau-frère de Baraglioul, un modeste et naïf fabricant d'objets de piété, part pour Rome afin de délivrer le pape. Livre IV. «Le Mille-Pattes». L'escroc de Pau, un ancien ami de Lafcadio nommé Protos qui appartient à une bande d'aigrefins appelée le Mille-Pattes, rencontre Amédée Fleurissoire à Rome et exploite sa crédulité.
Livre V. «Lafcadio». Julius est venu lui aussi à Rome pour assister à un congrès. Il est plein d'enthousiasme à l'idée du nouveau livre qu'il se promet d'écrire: faisant fi des convenances et de son désir d'entrer à l'Académie, il montrera qu'un crime effectué de façon gratuite, sans motif, ne peut que
demeurer impuni. Or Lafcadio, dans le train Rome-Naples, précipite par la portière, pour le seul plaisir d'agir ainsi sans raison et d'affirmer sa liberté, un inconnu qui n'est autre que Fleurissoire. + Rome, Lafcadio retrouve Julius qu'il entend, non sans stupeur, lui exposer la théorie de l'acte gratuit. Le jeune homme comprend en outre qu'il vient de tuer le beau-frère de Julius. Protos qui a été témoin du crime menace Lafcadio. Mais Carola, qui s'était attachée à Fleurissoire, dénonce Protos, son amant qu'elle croit coupable. Protos la tue et est arrêté. Lafcadio ne craint donc plus rien. Légèrement déçu de se tirer d'affaire si facilement, il avoue à Julius son geste et son intention de se livrer à la police. Geneviève, la fille de Julius, s'offre à Lafcadio qu'elle aime, et l'amène à renoncer à sa décision.
Fondée sur de multiples rebondissements et d'hallucinantes coïncidences, l'intrigue des Caves du Vatican est singulièrement complexe. Tous les personnages de l'histoire, au début éloignés tant par la destinée que par la géographie, se trouvent peu à peu réunis dans les mailles d'un réseau narratif unique et compliqué dont le «Mille-Pattes» pourrait bien constituer une métaphore. Ainsi, les principaux protagonistes, que l'intrigue finit par rassembler tous à Rome, ont entre eux des liens de parenté. Protos, être subtil et maléfique qui n'est pas sans rappeler Ménalque (voir les Nourritures terrestres et l'Immoraliste), échappe seul à ce système, mais il a été jadis l'ami de Lafcadio et les deux hommes ont eu Carola pour maîtresse. Les objets sont eux aussi soumis à d'invraisemblables coïncidences, notamment ces boutons de manchette que Lafcadio offre à Carola lorsqu'il rompt à Paris avec elle, et qu'il retrouve au poignet de sa victime Fleurissoire. Il s'exclame alors: «Ce vieillard est un carrefour» (livre V). Quant au projet romanesque de Julius qui, selon un procédé cher à Gide (voir Paludes) met en abyme le récit des Caves du Vatican, il rend l'ensemble plus vertigineux encore.
A l'évidence, Gide, faisant fi des lois du vraisemblable, parodie la tradition romanesque. Les excès cocasses du hasard abolissent sciemment la crédibilité de ce dernier et font de la fiction une sorte de gigantesque bouffonnerie, une «sotie», en effet, ou encore une supercherie que l'organisation du Mille-Pattes figure là aussi symboliquement. De nombreuses intrusions d'auteur viennent déjouer l'illusion romanesque - du type: «Lafcadio, mon ami, vous donnez dans un fait divers et ma plume vous abandonne» (livre II) - et manifestent qu'aucun souci de réalisme ne préside à cette fable ironique et satirique.
A travers ce roman, qui peut apparaître comme une sorte de conte philosophique, Gide aborde, sur le mode de la dérision, un certain nombre de questions fondamentales, déjà présentes dans les oeuvres antérieures. Ainsi, la question de la foi est traitée de façon comique à travers la conversion de l'athée Anthime et la piété bornée du miteux Fleurissoire. Le voeu de chasteté de ce dernier et son mariage blanc ne sont pas sans rappeler, dans un registre plaisant, la thématique de l'amour terrestre concurrencé par l'amour mystique qui était au coeur de la Porte étroite. En outre, c'est sous les traits du fat, superficiel et opportuniste Julius que Gide choisit d'incarner la figure de l'écrivain.
Livre provocateur tant par la dérision à laquelle il soumet les lois du genre romanesque qu'en raison de la thèse audacieuse qu'il soutient à propos du crime, les Caves du Vatican poussent l'iconoclastie jusqu'à parodier l'oeuvre gidienne elle-même. Dieu n'est pas non plus épargné et tout comme le pape, est menacé de disparition: «Je ne veux point surfaire l'importance des Caves du Vatican; je crois pourtant, sous une forme funambulesque, y avoir abordé un très grave problème.
Il suffit, pour s'en rendre compte, de substituer à l'idée du vrai pape celle du vrai Dieu, le passage de l'une à l'autre est facile et déjà le dialogue y glisse parfois» (Correspondance, 1935).
Toutefois, les Caves du Vatican ne sont pas véritablement un livre à thèse. On en a surtout retenu le fameux «acte gratuit» dont Gide a dû se défendre d'avoir voulu faire l'apologie: «Mais non, je ne crois pas, pas du tout, à un acte gratuit. Même, je tiens celui-ci pour parfaitement impossible à concevoir, à imaginer» (Correspondance, 1929). Ainsi, même si Lafcadio, avatar du Nathanaël des Nourritures terrestres, est loin d'être aussi ridicule que les autres personnages du roman, il serait abusif de voir en lui un héros strictement positif. Il y a, dans la séduction même dont le pare l'auteur, une subreptice surenchère qui invite à la méfiance. En outre, l'accomplissement de son acte gratuit n'est pas sans comporter quelques notations caricaturales; il est par exemple obsédé, une fois le crime commis, par un souci bien médiocre: la perte de son confortable et luxueux couvre-chef. D'ailleurs, le geste par lequel il croyait affirmer la toute-puissance de sa liberté se révèle être un piège et une illusion: «Mais ce qui m'étonne, moi, c'est que, intelligent comme vous êtes, vous ayez cru, Cadio, qu'on pouvait si simplement que ça sortir d'une société, et sans tomber du même coup dans une autre; ou qu'une société pouvait se passer de lois» (livre V). Comble d'ironie: c'est l'escroc, le hors-la-loi Protos qui dit cela à Lafcadio alors que la société, de l'aveu même de l'honorable et irréprochable Julius - ses méditations sulfureuses sur l'acte gratuit n'étaient qu'une passade et il s'est promptement ressaisi -, laissera le criminel impuni s'il a la bonne idée de ne pas se dénoncer. Enfin, l'ouvrage s'achève sur une phrase peu flatteuse pour Lafcadio qui entre à son tour dans le rang des «crustacés», ou encore qui se laisse «embaragliouller»: «Quoi! va-t-il renoncer à vivre? et pour l'estime de Geneviève, qu'il estime un peu moins depuis qu'elle l'aime un peu plus, songe-t-il encore à se livrer»
(livre V)? Rien donc, dans les Caves du Vatican, ne résiste à l'empire de la dérision. La plus juste morale de cette histoire échevelée, c'est sans doute qu'il n'y a pas de morale et que la vie est une vaste mascarade.
12. Les faux-monnayeurs, André Gide 1925 :
Roman d'André Gide (1869-1951), publié à Paris partiellement dans la Nouvelle Revue française de mars à juin 1925, et en volume chez Gallimard la même année (mis en vente en février 1926).
Gide rédige son roman, auquel il a commencé de travailler dès 1919 et dont l'idée est plus ancienne encore, entre octobre 1921 et juin 1925. Il s'agit, de l'aveu même de l'auteur, du seul «roman» qu'il ait composé, ses autres ouvrages de fiction étant des «récits» ou des «soties». Les Faux-Monnayeurs constituent pour Gide une sorte de testament littéraire: «Il me faut, pour écrire bien ce livre, me persuader que c'est le seul roman et le dernier livre que j'écrirai» (Journal des «Faux-Monnayeurs», 1927).
Première partie. «Paris». Le jeune Bernard Profitendieu, ayant découvert par hasard qu'il est un bâtard, quitte le foyer familial. M. Profitendieu, juge d'instruction, après une conversation avec son collègue Molinier - le père du meilleur ami de Bernard, nommé Olivier - au sujet d'une affaire impliquant des mineurs, rentre chez lui et trouve la lettre d'adieu de Bernard. Ce dernier vole, à la gare Saint-Lazare, la valise d'Édouard, écrivain et oncle d'Olivier. Vincent, le frère aîné d'Olivier, a eu une aventure amoureuse au sanatorium de Pau avec Laura, épouse de Douviers. Laura et Vincent sont
maintenant à Paris et la jeune femme est enceinte mais Vincent ne l'aime plus. Il est désormais l'amant de Lilian Griffith que son ami Passavant, un écrivain à succès, lui a fait connaître. Édouard est venu à Paris car il a reçu un appel de détresse de Laura. On apprend dans le journal d'Édouard - trouvé par Bernard dans la valise - que celui-ci et Laura partageaient de tendres sentiments, mais que la jeune femme a pourtant épousé Douviers sur les conseils d'Édouard. Bernard décide d'aider Laura et lui rend visite. Édouard fait la connaissance de l'adolescent et l'engage comme secrétaire. Pendant ce temps, Passavant propose à Olivier de diriger une revue littéraire. Un vieux professeur de piano, La Pérouse, charge Édouard de rechercher son petit-fils Boris en Suisse.
Deuxième partie. «Saas-Fée». Bernard, qui a accompagné Édouard et Laura à Saas-Fée, en Suisse, écrit à Olivier et lui raconte leur rencontre avec Mme Sophroniska, sa fille Bronja et Boris. Édouard cause de ses projets littéraires avec ses compagnons et note la présence d'un certain Strouvilhou. Bernard avoue son amour à Laura mais celle-ci le repousse. Édouard décide de placer Boris dans la pension Vedel-Azaïs où Bernard est embauché comme surveillant. Olivier, quant à lui, est devenu le secrétaire de Passavant.
Troisième partie. «Paris». Georges, le jeune frère d'Olivier et de Vincent, écoule avec ses amis de la fausse monnaie. Strouvilhou, un anarchiste, est à la tête de l'affaire. Bernard devient l'amant de Sarah Vedel, la jeune soeur de Laura. Olivier tente de se suicider. Édouard et Olivier s'avouent et partagent enfin un amour qu'ils éprouvent depuis longtemps l'un pour l'autre. Édouard commence à rédiger son roman. Laura retourne auprès de son mari. Vincent tue Lilian. Boris apprend par une lettre que celle qu'il aime, Bronja, est morte. Les élèves de la pension Vedel, qui martyrisent Boris, imaginent une cruelle plaisanterie à l'issue de laquelle le jeune garçon, victime consentante en raison de son désespoir, est tué. Georges se repent et est pardonné. Bernard réintègre le foyer familial.
L'intrigue des Faux-Monnayeurs, tout comme celle des Caves du Vatican, le roman précédent de Gide, est fort complexe. Elle se présente comme une sorte de vaste système combinatoire dont les divers éléments finissent par se rassembler, au gré de coïncidences multiples. Peu soucieux de vraisemblance et de réalisme, Gide réalise une composition subtile et stylisée - l'écrivain Édouard veut présenter dans son ouvrage l'«effort pour [...] styliser la réalité» - qui remet ironiquement en question la tradition romanesque. L'entreprise gidienne participe des interrogations du moment relatives au genre romanesque et procède d'un refus identique à celui que l'on trouve exprimé en 1924 dans le premier Manifeste du surréalisme (voir Manifestes du surréalisme) d'André Breton. A bien des égards, les Faux-Monnayeurs, roman qui porte en lui la contestation du roman, sont, selon la formule de Sartre, un «antiroman» et annoncent le Nouveau Roman.
Construction compliquée dont l'Art de la fugue de Bach offre une métaphore - «ce que je voudrais faire, c'est quelque chose qui serait comme l'Art de la fugue», dit Édouard -, les Faux-Monnayeurs requièrent une active collaboration de la part du lecteur. Gide note dans le Journal des «Faux-Monnayeurs» qu'il n'écrit «que pour être relu»; il précise qu'il entend «s'y prendre de manière à lui [le lecteur] permettre de croire qu'il est plus intelligent que l'auteur». Ainsi le système narratif propose souvent une sorte de duplication légèrement décalée des péripéties: trois adultères, deux duels et trois
suicides sont par exemple relatés; Bernard écrit à Olivier qu'il est le secrétaire d'Édouard et Olivier écrit à Bernard qu'il est celui de Passavant; la nuit que passe Olivier avec Édouard est aussi celle que Bernard passe avec Sarah. Ce procédé de variation vaut aussi pour les personnages, souvent redoublés: il y a deux romanciers (Édouard et Passavant), deux grands-pères (le vieil Azaïs et La Pérouse), deux bâtards (Bernard et l'enfant de Laura).
En outre, les faits parviennent au lecteur par le biais de multiples points de vue: «L'indice de réfraction m'importe plus que la chose réfractée», écrit Gide à R. Martin du Gard le 29 décembre 1925. A travers dialogues ou missives, les personnages deviennent temporairement narrateurs, si bien qu'un même fait peut recevoir divers éclairages, simultanés ou successifs: l'aventure amoureuse de Vincent et Laura est racontée par Olivier à Bernard, par Lilian à Passavant, puis dans des lettres de Bernard à Olivier, de Lilian à Passavant... L'intrigue se nourrit également de divers modèles littéraires. Avec Bernard Profitendieu, qui quitte le giron familial pour découvrir l'existence et accéder à la constitution de sa propre identité à travers les événements dont il est témoin, les deux professions qu'il exerce et les deux femme qu'il aime, les Faux-Monnayeurs tracent le parcours d'une initiation et rappellent le roman d'apprentissage. De plus, les différentes intrigues amoureuses qui se nouent octroient une large place à l'aventure sentimentale.
Enfin, l'énigme de la bande des faux-monnayeurs, résolue grâce à la découverte progressive de divers indices, confère au livre des allures de roman policier.
Complexes tant par les faits qu'ils relatent que par les procédés narratifs dont ils usent, les Faux-Monnayeurs trouvent en partie leur centre dans le personnage de Boris - «Tout aboutit au suicide du petit Boris; directement tout y amène» (lettre à Martin du Gard, 9 juin 1925) -, de même que les Caves du Vatican avaient Amédée Fleurissoire pour «carrefour». Toutefois, Gide précise ailleurs que le coeur du roman est bien plutôt à chercher dans la construction en abyme sur laquelle il est fondé: «Il n'y a pas, à proprement parler, un seul centre à ce livre, autour de quoi viennent converger mes efforts; c'est autour de deux foyers, à la manière des ellipses, que ces efforts se polarisent. D'une part, l'événement, le fait, la donnée extérieure; d'autre part, l'effort même du romancier pour faire un livre avec cela. Et c'est là le sujet principal, le centre nouveau qui désaxe le récit et l'entraîne vers l'imaginatif» (Journal des «Faux-Monnayeurs»).
Roman dans le roman et roman du roman, l'oeuvre d'Édouard, qui s'intitule les Faux-Monnayeurs, tout comme celle de Gide - celui-ci refuse toutefois qu'on le confonde avec son personnage -, est au service d'une méditation sur la problématique frontière entre la réalité et l'imaginaire. Le roman d'Édouard aura en effet pour sujet «la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale». Gide note dans son Journal, le 20 décembre 1924, une remarque qui pourrait s'appliquer à nombre de personnages des Faux-Monnayeurs: «Le monde réel me demeure toujours un peu fantastique [...]. C'est le sentiment de la réalité que je n'ai pas. Il me semble que nous agissons tous dans une parade fantastique et que ce que les autres appellent réalité, que leur monde extérieur n'a pas beaucoup plus d'existence que le monde des Faux-Monnayeurs.» En outre, le procédé de la mise en abyme permet au roman de se commenter lui-même. Ainsi, l'effort pour «styliser» la réalité que se propose de fournir Édouard, Gide le met en oeuvre dans les Faux-Monnayeurs. Le cadre romanesque, jamais décrit, réside entièrement dans le pouvoir mythique ou symbolique des noms de lieux. Les personnages sont eux aussi l'objet d'une sorte d'abstraction dans la mesure où ils n'existent que par leur voix: «J'ai cherché l'expression directe de l'état de mon personnage - telle phrase qui fût révélatrice de son état intérieur - plutôt que de dépeindre cet état» (Journal des «Faux-Monnayeurs»).
Les Faux-Monnayeurs sont le roman de la crise du roman mais aussi de la crise de la jeunesse, ou plutôt d'une certaine jeunesse, intellectuelle et bourgeoise, partagée entre ses valeurs chrétiennes et nationales et la tentation de l'anticonformisme et de la révolte. Plus largement, l'oeuvre aborde des sujets chers à Gide et déjà présents dans les romans antérieurs: la famille, la religion, le bien et le mal, la sincérité, la liberté et, on l'a vu, le rapport entre la littérature et le monde réel. Elle porte cependant plus loin que les ouvrages précédents deux composantes que ces derniers contenaient en germe: l'une, formelle, est le procédé moderne de la mise en abyme; l'autre, thématique, est l'expression directe de l'homosexualité.
13. Les nourritures terrestres, André Gide 1897 :
Publiée en 1897, au "Mercure de France", cette oeuvre d'André Gide (1869-1951) est assurément la plus célèbre de son auteur. Deux extraits, "La ronde de la Grenade" et "Ménalque", avaient précédemment paru dans des revues. Le premier dans "Le centaure", le second dans "l'Hermitage". Dans la préface de l'édition de 1927, André Gide rapporte cependant que ce livre passa longtemps inaperçu et "qu'en dix ans, il s'en vendit tout juste cinq cents exemplaires".
Peut-être s'étonnera-t-on plus tard de l'extraordinaire influence qu'exerça, principalement sur les jeunes esprits, pendant une cinquantaine d'années, "Les nourritures terrestres". Influence plutôt morale qu'esthétique: si l'on retrouve, chez beaucoup d'écrivains français, de Montherlant à Albert Camus, la marque des "Nourritures", il est certain que cette influence se manifeste de façon plus intime, en tant que livre de chevet de plusieurs générations d' adolescents. Il semble que les choses se soient passées comme si l'on avait suivi à la lettre l'injonction finale que Gide fait à son lecteur idéal : "Natahnaël, à présent, jette mon livre, Emancipe-t'en. Quitte-moi". Divisés en huit livres, une courte introduction, un "hymne" et un envoi, les "Nourritures terrestres" constituent une oeuvre didactique, un livre d' "enseignement", où Gide apprend au lecteur non seulement à se séparer de son livre, mais à se désinstruire, à se délivrer de certaines conduites morales et intellectuelles, afin qu'il puisse mieux "connaître" et le monde et lui-même, grâce à l'expérience vécue et à une forme de sensualisme qui n'exclut pas -bien au contraire- la générosité: "Que mon livre t' enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, -puis à tout le reste plus qu'à toi". Gide, avons-nous dit, prend appui sur ce jeune homme qu'il "n'a pas encore rencontré", qu'il nomme bibliquement Nathanaël, et sur un maître imaginaire: Ménalque; mais Gide est lui-même le héros principal de son livre. S'il lui a plu de donner aux "Nourritures" une forme poétique, - proche des textes orientaux, profanes ou sacrés, - nous savons par le reste de son oeuvre, datée de la même époque ou des années suivantes, qu'il s'est mis tout entier dans cet ouvrage d'imagination. Son "Journal", son autobiographie: "Si le grain ne meurt", des oeuvres comme "L'immoraliste" ou "Amyntas" recoupent de nombreux passages des "Nourritures. C'est cette prise de position personnelle, cette sincérité mal dissimulée par un style souvent précieux, qui donnent aux "Nourritures terrestres" leur valeur humaine. Gide avait sûrement raison losqu'il disait, toujours dans la préface de 1727, qu'il fallait voir dans ce livre, non pas une "glorification du désir et des instincts", mais une "apologie du dénuement". Que l'on se rappelle en effet des formules fameuses comme: "Nathanaël, je t' enseignerai la ferveur", ou bien: "Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée", ou encore: "Non point la sympathie, Nathanaël, -l' amour", et on s'apercevra que Gide met constamment l'accent sur la nécessité de l' effort personnel, sur le don total de soi. L'émerveillement panthéistique qui est exalté ici, ne va pas sans, ce dépouillement, sans cet abandon de tout confort matériel, moral ou intellectuel, qui rappellent les préceptes du Zarathoustra de Nietzsche. Lorsqu'on aura donné la première place à l'expérience personnelle de Gide, l'on pourrait mentionner au premier plan l'influence de Nietzsche et celle de Goethe. Un certain parti pris d'orientalisme -on se souvient de ce que doit Gide à l' Afrique du Nord- n'est pas à exclure des poèmes qui sont incorporés, sous la forme de Rondes et de Ballades, au texte en prose des "Nourritures". Mais c'est aux grands textes bibliques, dont a été nourri l'enfance protestante de Gide, tels que le "Cantique des cantiques", l' "Ecclésiaste", et beaucoup de passages du Nouveau Testament, que l'on devra surtout penser pour comprendre pleinement ce livre, qui est avant tout celui d'un humaniste, au sens que le XVIe siècle, dans certaines de ses réactions païennes, avait donné à ce mot. Rappelons qu'en présentant de nouveau son livre au public en 1927, Gide, dans sa préface, précisa la portée des "Nourritures"; il entendit alors réduire son importance, en le situant et en le motivant d'une manière plus précise. Il ne faut pas oublier en effet que ce livre est l'oeuvre d'un convalescent, écrite à une époque où "la littérature sentait furieusement le factice et le renfermé", qu'au moment même où il l'écrivait, il aliénait cette liberté que son livre revendiquait. Surtout, Gide y demande instamment qu'on ne l'emprisonne pas dans cette oeuvre: depuis longtemps il s'en est lui-même détaché, elle n'est qu'une étape dans sa carrière, un moment de sa vie. Cette mise au point de l'écrivain, un peu effrayé du succès tardif mais éclatant des "Nourritures", surpris des interprétations plus ou moins outrées qu'on lui donnait et qui, selon lui, contribuaient plus à son succès qu'une saine compréhension de son propos, est tout à l'honneur de son auteur et montre bien les scrupules, la conscience extrême de Gide vis-à-vis de ses responsabilités d'écrivain et de maître à penser.
14. L'école des femmes, André Gide 1929 :
Roman d'André Gide (1869-1951), publié dans la Revue de Paris en 1929, et en volume chez Gallimard la même année. Ce roman est le premier d'un triptyque dont le deuxième volet s'intitule Robert, publié chez le même éditeur en 1930, et le troisième Geneviève ou la Confidence inachevée, publié dans la Revue de Paris le 15 juin 1936, et chez le même éditeur en 1936.
Bien que Gide se soit plu à affirmer que les Faux-Monnayeurs étaient son «dernier livre» et constituaient une sorte de testament littéraire, il entreprend en 1927, avec l'École des femmes, une nouvelle oeuvre de fiction. Cet ouvrage renoue avec une forme chère à l'auteur: celle du «récit», Gide
désignant ainsi ses textes narrés à la première personne et consacrés à l'évocation d'un drame psychologique singulier (voir l'Immoraliste, la Porte étroite, Isabelle et la Symphonie pastorale). Robert fut écrit, de l'aveu de Gide «en moins de huit jours, au courant de la plume» (Journal). En revanche, la rédaction du dernier volet du triptyque fut laborieuse. L'auteur commença en effet Geneviève en 1930 et ne la considérait pas comme terminée lorsque, en 1936, il décida de la publier. En fait, ne pouvant finir son ouvrage, Gide décida de le «laisser en panne» après d'infructueuses tentatives pour composer un troisième chapitre: «Force était de me rendre à l'évidence: ce troisième chapitre de Geneviève ne valait rien [...]; y passerais-je encore des mois, je ne le rendrais pas meilleur. Mieux vaut couper, laisser le livre inachevé» (Journal).
Les trois ouvrages sont présentés comme des manuscrits que l'auteur a publiés à la demande de Geneviève (l'École des femmes et Geneviève) et à celle de Robert (Robert).
L'École des femmes est le journal d'Évelyne, la mère de Geneviève, et se compose de deux parties. La première partie relate la rencontre de la jeune Évelyne avec Robert et le bonheur des fiançailles. Évelyne voue une admiration sans bornes à l'homme qu'elle aime et est fière à l'idée de consacrer sa vie de femme soumise à ce génie. La deuxième partie du journal est rédigée «vingt ans après» et conte les désillusions de la femme mariée. Évelyne s'est peu à peu forgé une pensée personnelle qui l'a conduite à remettre en question la foi de sa jeunesse et, surtout, à voir son mari sous son véritable jour. Robert est en réalité un être médiocre, faible, hypocrite et superficiel. Évelyne ne parvient pourtant pas à se décider à le quitter.
Robert est une longue épître du mari d'Évelyne adressée à André Gide après la mort de cette dernière. Dans ce «plaidoyer», Robert cherche à se réhabiliter en donnant sa propre version des faits. Le résultat obtenu est l'inverse de celui recherché: le récit de Robert confirme qu'il est bien le personnage que décrivait Évelyne.
Dans Geneviève, la fille d'Évelyne et de Robert fait le récit de sa vie. Le tableau qu'elle brosse de ses parents donne encore raison à Évelyne. Toutefois ce troisième volet du triptyque échappe au strict cadre de la confrontation posé dans les deux premiers livres. En effet, la jeune fille, qui n'était qu'un personnage secondaire dans l'École des femmes et dans Robert, est désormais le personnage principal. Son expérience familiale et amicale a, dès l'adolescence, incité Geneviève à défendre activement la cause des femmes. L'inachèvement de sa confidence ne permet cependant pas de savoir si la vie de la femme adulte est conforme aux convictions ardemment revendiquées par la jeune fille.
Le triptyque se présente comme une oeuvre militante prenant le parti des femmes et, afin de donner plus de poids à l'illusion romanesque et à la démonstration, Gide feint de publier d'authentiques témoignages, de faire oeuvre documentaire et non romanesque. La publication du journal d'Évelyne
participe, de la part de Geneviève, d'une volonté pédagogique, ainsi que l'indique la lettre fictive que Gide place au début de l'ouvrage: «Je vous laisse libre de publier ces pages si vous pensez que leur lecture puisse n'être pas sans profit pour quelques jeunes femmes. Dans ce cas, l'École des femmes serait un titre qui me plairait assez» (l'École des femmes). Le prosélytisme féministe du texte de Geneviève est plus explicite encore: «Du temps de la jeunesse de ma mère, une femme pouvait souhaiter sa liberté; à présent il ne s'agit plus de la souhaiter, mais de la prendre. Comment et à quelles fins? C'est ce qui importe et que je vais tâcher de dire» (Geneviève).
Dans Geneviève, le va-et-vient est constant entre le récit et le discours, entre la fable et la théorie qu'elle illustre. La visée apologétique rend le texte quelque peu rigide, voire pesant, et ce n'est sans doute pas un hasard s'il a finalement lassé Gide. L'École des femmes et Robert sont plus convaincants car, dans ces deux cas, le roman l'emporte sur le traité. La psychologie des personnages, leur manière de rapporter les faits et les commentaires qu'ils en proposent témoignent seuls du poids de l'idéologie dominante sur la condition de la femme. Ces confessions, qui s'inscrivent dans la tradition du roman d'analyse, attestent la virtuosité de Gide à explorer et à retracer les méandres de l'intériorité. L'auteur se livre ici à un exercice de style intimiste d'autant plus complexe que la focalisation, sur des faits à peu près identiques, est triple. Ce dispositif narratif orchestre une polyphonie des voix chère à Gide et au roman moderne (voir les Faux-Monnayeurs).
La force de ces textes réside dans cette habileté à relater l'histoire selon les points de vue successifs de trois subjectivités. Gide met en oeuvre des écritures en quelque sorte symptomatiques, dans la mesure où elles en disent plus au lecteur que le narrateur n'en sait lui-même. Ainsi, le naïf enthousiasme exprimé par Évelyne à l'égard de son fiancé, dans la première partie de son journal, ne convainc pas tout à fait le lecteur. De même, le plaidoyer de Robert tourne au désavantage de ce dernier qui, loin de se réhabiliter par son texte, devient plus antipathique encore qu'il ne l'était dans le journal de sa femme. Toutefois, le mérite de Gide est de conserver toujours l'art de la nuance et d'éviter les pièges de la caricature outrancière. Certes, Robert est un bourgeois misogyne, confit en devoirs et en principes; mais certains passages de son récit, lorsqu'il avoue par exemple lucidement ses limites, rendent le personnage parfois presque émouvant.
15. Oedipe, André Gide 1932 :
Drame en trois actes et en prose d'André Gide (1869-1951), créé à Paris au théâtre de l'Avenue le 18 février 1932, et publié à Paris dans la revue le Commerce en octobre 1930, et en volume chez Gallimard en 1931.
Moins connue et bien moins fournie que l'oeuvre romanesque, l'oeuvre dramatique d'André Gide met en scène des personnages illustres issus des légendes bibliques ou antiques. Ainsi, avant OEdipe, Saül, drame en cinq actes composé en 1896, reprend l'histoire du roi dont le trône échut à David, vainqueur de Goliath. Le Roi Candaule, drame en trois actes créé le 9 mai 1901 au Nouveau-Théâtre, s'inspire d'une fable antique rapportée par Hérodote (le roi Candaule fut puni d'avoir voulu faire de Gygès, grâce à l'anneau qui rend invisible, le voyeur de ses plaisirs). Quant à la trame d'OEdipe, elle suit assez fidèlement, à quelques volontaires anachronismes près, la version de Sophocle.
OEdipe goûte depuis vingt ans, tant dans sa vie publique que dans sa vie privée, le bonheur qu'il a su se bâtir. Après avoir résolu l'énigme du Sphinx, il est devenu roi de Thèbes en épousant la reine Jocaste dont il a eu quatre enfants: Antigone, Étéocle, Polynice et Ismène. Créon, le beau-frère d'OEdipe, est allé consulter l'oracle car une épidémie de peste s'est abattue sur Thèbes: pour apaiser la colère de Dieu, il faut que soit vengé le meurtre de Laïus, le premier époux de Jocaste. Tirésias, chargé de l'éducation des enfants royaux, reproche à OEdipe son impiété (Acte I). Alors que Créon se
définit comme un conservateur, OEdipe, qui n'est lié à rien parce qu'il est un bâtard, est un esprit libre et novateur. Lorsqu'il surprend ses fils en train de courtiser leurs soeurs, il ne s'offusque pas de ces penchants incestueux ; et il est heureux que, comme lui, ses fils croient «moins volontiers aux dieux
qu'aux héros» (Acte II). OEdipe, en dépit des supplications de Jocaste qui l'implore d'avoir «pitié de [son] bonheur», découvre la vérité: il est le fils de Jocaste et de Laïus, et le meurtrier de son père. Jocaste se pend. OEdipe se crève les yeux et quitte Thèbes en compagnie d'Antigone qui a décidé de
guider désormais les pas de son père (Acte III).
Ce n'est guère la dimension psychanalytique du mythe qui intéresse Gide, avant tout sensible à l'aspect éthique de la fable et à ses conséquences politiques. Ainsi, tout comme Gide, aux alentours des années trente, a rejeté la religion, OEdipe veut fonder la cité sur un idéal purement humain: «J'imagine, beaucoup plus tard, la Terre couverte d'une humanité désasservie, qui considérera notre civilisation d'aujourd'hui du même oeil que nous considérons l'état des hommes au début de leur lent progrès [...]. J'ai compris, moi seul ai compris, que le seul mot de passe, pour n'être pas dévoré par le sphinx, c'est: l'Homme» (II).
Toutefois, cet idéal politique repose sur une utopie du sujet: OEdipe n'est pas véritablement un humaniste, ni l'homme dont il parle, une entité universelle («Cet homme unique, pour un chacun de nous, c'est: Soi», II). L'homme ainsi conçu est donc pour lui-même à la fois créateur et créature.
OEdipe s'enorgueillit de sa destinée parce qu'il en est l'unique artisan et le seul maître: «Je suis surtout heureux de ne rien devoir qu'à moi-même» (I). OEdipe, nouvel avatar de la figure du bâtard si chère à Gide _ l'écrivain l'a célébrée dans les Nourritures terrestres, les Caves du Vatican et les Faux-Monnayeurs _, incarne l'individu libre par excellence: «Jailli de l'inconnu; plus de passé, plus de modèle, rien sur quoi m'appuyer; tout à créer, patrie, ancêtres... à inventer, à découvrir» (II).
Certes, le dénouement de la pièce semble donner raison à Tirésias puisque Dieu _ qui remplace les dieux antiques dans cette vision moderne du mythe _ l'emporte finalement sur OEdipe dont la félicité est détruite. Gide donne cependant à la tragédie une tonalité singulière, car c'est OEdipe lui-même qui, lassé du bonheur, opte pour le malheur: «Un grand destin m'attend, tapi dans les ombres du soir. OEdipe, le temps de la quiétude est passé. Réveille-toi de ton bonheur» (II). La catastrophe est, pour OEdipe, «l'occasion d'un nouveau baptême, d'une nouvelle naissance» (Entretiens Jean Amrouche-André Gide). A la fin de la pièce, Tirésias, le farouche adversaire d'OEdipe, ne remporte pas la victoire. Du reste, presque toutes ses ultimes répliques le montrent en défaut.
Ainsi, loin de consacrer l'échec d'OEdipe, la pièce exalte jusqu'au bout la liberté et la volonté du héros. La vision que propose Gide du mythe d'OEdipe est bien davantage nietzschéenne que freudienne.
16. Paludes, André Gide 1895 :
C'est l'une des premières oeuvres d'André Gide (1869-1951); elle fut publiée en 1895. On peut la considérer comme une préface ironique aux enthousiasmes des "Nourritures terrestres". Gide y fait, avec une lucidité impitoyable, le bilan de ce mode de vie, de cette atmosphère qu'il a décidé d'abandonner. Le personnage principal du livre est un homme de lettres, qui parle de lui-même comme on a accoutumé de le faire dans un journal intime. Il passe ses jours en colloques avec une femme d'esprit, qui lui a voué une pathétique amitié amoureuse, en visites et en discussions avec des hommes de lettres et des intellectuels, et en démêlés de bon ton avec des amis qui ne le comprennent pas et dont il craint d'ailleurs d'être compris. Il lui vient alors à l'esprit d'écrire un récit, qui s'intitulera "Paludes": vie d'un personnage languissant, confiné dans une maison solitaire près d'un étang, abandonné à sa fantaisie morbide. A peine les gens qu'il connaît viennent-ils à avoir vent de ce projet, qu'ils en demandent des nouvelles, qu'ils en dissertent entre eux, avec une facile et mondaine importunuité, priant l'auteur de bien vouloir communiquer quelques fragments de son oeuvre. Trop faible pour refuser, l'écrivain cède à leur requête. Mais lorsqu'il cherche à faire comprendre la véritable signification, l'enseignement qu'il faut tirer de son oeuvre, personne ne veut plus l'écouter. "Paludes" porte en épigraphe deux vers empruntés à une églogue de Virgile (voir "Les bucoliques" de Virgile), où Tityre est présenté comme un homme heureux parce qu'il trouve assez grand pour lui son petit champ marécageux et plein de pierres. Et le livre veut être l'histoire de celui qui, possédant le champ de Tityre, sait s'en contenter. Le malheureux homme de lettres, qui s'est peint lui-même sous les traits de son personnage, se sent pris par l' angoisse d'une exitence désespérément monotone et recluse; il voudrait que les autres eussent le même sentiment et se plaint de leur entêtement à ne pas comprendre. Enfin il s'avoue vaincu: il consent à ne voir lui aussi dans son livre qu'un stérile divertissement d' esthète. On retrouvera dans "Si le grain ne meurt" des descriptions et une satire des
milieux littéraires qui valent celles de "Paludes". Les écoles prises à parti sont celles du Parnasse, qui touchait alors à sa fin, et celle du Symbolisme.
Rien que de très clair dans l'enseignement à tirer du livre: le héros de "Paludes" est le personnage que Gide lui-même a été quelque temps, et qu'il eût continué d'être s'il ne s'était déterminé à rompre et à tenter l'aventure spirituelle des "Nourritures terrestres". Le style de l'oeuvre est à la fois précis et plein de recherches, et l'auteur y donne la mesure de son génie naissant. C'est là, sans doute, une des oeuvres les plus durables de Gide.
17. Le Prométhée mal enchaîné, André Gide 1899 :
Parmi les oeuvres les plus typiques d'André Gide (1860-1951), il existe une variante de la légende grecque intitulée "Le Prométhée mal enchaîné". Publié en 1899, il appartient à la période des meilleurs essais (voir "Bethsabée, "Philoctère", "El Hadj"). On peut le considérer comme affirmant la pleine maturité de l'auteur. L'audace avec lequel ce dernier a modifié le mythe apparaît dès le début: Prométhée est tout simplement transporté à notre époque; nous le voyons s'assoir à une table de café et écouter les récits étranges de deux individus, Coclès et Damoclès. De ces deux personnages, l'un se trouve être l'obligé et l'autre la victime d'un homme mystérieux que le garçon de l'établissement affirme connaître; il s'agit du riche banquier Zeus, qui se plaît à faire des "actes gratuits". De cette première intrigue naît une suite d'événements imprévus, mais logiques, qui touchent Coclès, Damoclès et Prométhée. Ce dernier terrorise l'assistance, en faisant venir son aigle qui se met à lui ronger le foie. L' oiseau symbolise sa conscience: il le nourrit ainsi, scrupuleusement, se réjouissant de le voir toujours plus beau et ne se rendant pas compte que lui-même dépérit. Bien plus, il veut se faire le propagandiste de ce nouveau genre de vie; et le voilà donnant une conférence dans la "Salle des Nouvelles Lunes"; par d'habiles arguties, avec une émouvante sincérité, il soutient la théorie selon laquelle tout homme devrait avoir son aigle, le nourrir de ses remords et lui sacrifier jusqu'à sa vie propre, pour qu'il devienne bien gras. Le personnage de Gide n'est plus donc le héros qui, par amour des hommes a ravi le feu divin. Son but, à présent, transcende la dignité humaine: il n'aime pas l'homme, mais "ce qui le dévore". Vient ensuite un dialogue fort bizarre avec le banquier Zeus, -en qui certains critiques ont cru voir la personnification de Dieu, - puis la mort affreuse de Damoclès lequel a pris trop au sérieux les enseignements de Prométhée à propos de l'aigle. Comme il l'a solennellement promis, Prométhée prononce un discours à l'occasion des funérailles; il arrive plus gras et plus joyeux que jamais et raconte une petite histoire si extraordinaire et si amusante qu'elle fait rire l'assistance. Et lorsqu'on lui demande ce qu'est devenu son aigle, il répond qu'il l'a tué; sur ce, il invite Coclès et le garçon de café à le déguster avec lui. Dans cette fable étrange et originale, la satire se montre clairement: Gide s'est proposé de tourner en dérision ceux qui, voulant mener une vie strictement soumise à la morale, nourrissent leur conscience de remords continuels et, dans ce funeste exercice, s'abandonnent à une délectation morbide. Cependant, la conclusion n'amène pas Prométhée à nier l'utilité de l'aigle; il est juste, à son avis, d'accorder à l'oiseau ce qu'il réclame des hommes, mais ces derniers doivent être assez forts pour savoir le tuer à temps. L'auteur a donc entendu faire l'apologie d'un thème qui lui était cher: celui de l' émancipation des règles. Il est à retenir, en ce qu'il affirme et soutient une polémique particulière, transportée avec bonheur sur le plan de l'intervention poétique au moyen d'une suite de trouvailles inédites, qui situent l'oeuvre au niveau des meilleurs contes philosophiques du XVIIIe siècle. Sa technique très audacieuse, irrationnelle à dessein, prélude au Surréalisme.18. Retour de l' URSS, André Gide 1936 :
Oeuvre d'André Gide (1869-1951), publiée en 1936. Ce petit livre, qui eut un immense retentissement, apportait sa conclusion douloureuse à une aventure de six années. Dès 1930 en effet, dans les fragments de son "Journal" qui seront publiés en 1932, Gide marquait son évolution vers le communisme. On pouvait penser alors qu'il ne s'agissait que d'une attitude toute intellectuelle.Mais, dès qu'il eut affirmé ses nouvelles sympathies, assailli par des organisations de gauche qui lui demandaient conférences, présidences, signatures, Gide se trouva amené, d'abord un peu malgré lui, à un engagement politique plus précis. Il participera ainsi à des congrès, ira à Berlin avec Malraux demander la libération du leader communiste Thaelemann, signera de multiples pétitions: il n'en marqua pas moins sa ferme volonté de ne point se laisser embrigader. L' "Humanité" publie alors en feuilleton "Les caves du Vatican", mais Gide n'écrira point le roman "prolétarien" qu'on attendait de lui. Sa participation n'est vraiment active que lorsqu'il s'agit des problèmes de la culture; il peut proclamer alors: "La cause de la vérité se confond dans mon esprit avec celle de la révolution": ou encore: "S'il fallait donner ma vie pour assurer le succès de l' URSS, je la donnerais aussitôt...", tout en continuant d'insister sur l'indépendance nécessaire de l'écrivain. En 1936, invité par le gouvernement soviétique, il part en Russie, avec quelques écrivains, Eugène Dabit, Louis Guilloux. Cet homme de 70 ans arrive là-bas avec la foi du néophyte. Mais, bientôt, l'observateur attentif ne manque point, au cours de son voyage, de noter les mille détails, assez tristes, de la vie soviétique, qui contredisent par trop le rêve qu'il s'est fait de la société future: misère générale, boutiques vides, retard de l'ouvrier russe sur les ouvriers des pays "capitalistes", inégalité des salaires, mais surtout absence d'esprit critique, ce en quoi la culture "prolétarienne" lui rappelait les pires travers de l'esprit "petit-bourgeois". Aussitôt rentré en France, André Gide, très certain du retentissement, surtout sur la jeunesse, de sa conversion au communisme, n'hésite plus: il se fait un devoir de conscience de dire la vérité sur la Russie soviétique, comme il l'avait fait, en d'autres circonstances, dans son "Voyage au Congo". Ainsi, parut, vers le milieu de 1936, "Retour de l' URSS"; livre ambigu, car s'y mêlent les amères découvertes du voyage et la foi que Gide affecte de conserver dans les destinées heureuses du communisme. Gide s'interroge: s'est-il trompé? Bientôt, il pensera pouvoir répondre: non! Le mythe de l'esprit d' Octobre, de la Révolution de Lénine et de Trotzky, lui sert pour juger et condamner la Russie de Staline. Selon Gide, les maîtres du pays favorisent un retour vers les bases "capitalistes" de la société: mariage, famille, héritage. Ce ne sont là que des critiques de détail: Gide n'a pas encore perdu confiance dans l'avenir de l'URSS. Il se rappelle que celle-ci s'est déjà montrée capable de brusques changements, il espère un "resaisissement", il ne veut pas croire que le communisme ait échoué pour toujours. "Retour de l'URSS" eut un immense succès et souleva naturellement la colère des écrivains de gauche. Certains amis intimes de Gide, comme Pierre Herbart, supplièrent l'auteur d'en ajourner la publication. Des ripostes, violentes, vinrent de Bergamin, de Romain Rolland, qui parlait de "mauvais livre" et accusait Gide de "double jeu". Gide y fut sensible et, pour se justifier, donna des témoignages, dans ses "Retouches au Retour de l'URSS". Ce fut une crise terrible dans la vie de Gide: depuis 1931, -son "Journal" le montre, -il avait été littéralement obsédé par l' URSS. Jamais (sauf une brève adhésion à l' "Action française" en 1916), il ne s'était jamais soucié de politique. Dans le communisme, il avait cru trouver la grande cause dont il sentait bien qu'elle lui manquait: "Qui dira ce que l'URSS a été pour nous? Plus qu'une patrie d'élection: un exemple, un guide... Il était donc une terre où l' utopie était en passe de devenir réalité". Il lui fallait en rabattre. Mais la rencontre avait été exemplaire; c'était peut-être celle de toute la vieille bourgeoisie d'Occident, doutant d'elle-même, mais irréductibmement attachée à certaines valeurs, avec un monde "nouveau", en tout cas autre, qu'elle ne pouvait comprendre il est vrai, sans se condamner elle-même sur bien des points. C'était peut-être aussi l'individu qui protestait chez Gide : et c'est là le défaut, plus apparent que réel, du "Retour de l'URSS", de s'attacher trop aux détails. Il semble que l'individu s'y révèle incapable de comprendre le difficile problème de son intégration dans la société - problème qui ne peut être éludé par qui entend s'intéresser aux questions politiques et sociales.
19. Si le grain ne meurt, André Gide 1919 :
Dans ce livre, André Gide (1869-1951) a consigné des souvenirs qui ont trait à ses années d' enfance et à sa vie jusqu'en 1896. Rédigée par fragments, et achevée en 1919, l'oeuvre fut tout d'abord diffusée en éditions hos-commerce à tirage limité, en 1920-1921 (Première et Seconde Parties) et publiée intégralement en 1924. Se rapportant à ses premiers souvenirs, Gide entreprend de décrire l'atmosphère familiale, et insiste particulièrment sur les contrastes nés des origines de son père et de sa mère; alors que les Rondeaux étaient des industriels normands installés à Rouen, catholiques assezjansénistes, les Gide descendaient d'une vieille famille hugenote d' Uzès. Les longs séjours que l'enfant, puis l'adolescent, était accoutumé de faire dans ces deux villes et dans les campagnes avoisinantes, les visages des grands parents et des innonbrables oncles, tantes et cousins, sont évoqués dans la mesure même où ils exercèrent sur Gide une double influence, et où ils firent s'élever en lui des contradictions que seule pouvait réduire une activité d'ordre artistique. Ce sont ensuite les études, fort irrégulières, dans différentes pensions et collèges; l'amour pour la campagne, le goût de la
botanique et de l' entomologie, étrangement violent chez un enfant que l'on considère comme attardé; la passion pour la musique; et surtout ce par quoi il fut dominé entièrement, ses sentiments religieux, strictement liés à un amour tenace et profond pour sa cousine Emmanuèle qui devait devenir sa femme. Gide en vient à ses amitiés intellectuelles (celle de Pierre Louÿs demeure attachée à ses débuts dans le monde littéraire), et fait quelques portraits: très belle esquisse d' Heredia, évocation familière de Mallarmé; souvenirs sur Henri de Régnier, Ferdinand Hérold, Bernard Lazare, Francis Viélé-Griffin. Dans la seconde partie du livre, l'auteur s'engage dans les problèmes sexuels, question particulièrement grave et complexe pour un tempérament comme le sien, impressionnable et hypersensible, empêtré dans les interdits d'une éducation puritaine. La crise éclate au cours d'un voyage en Afrique: il décide d'échapper aux contraintes de son adolescence, de s'abandonner avec intrépidité à toutes les sollicitations de sa chair, afin de devenir comme les autres. La description des expériences à la suite desquelles il doit reconnaître qu'il lui faut ou renoncer au plein développement de sa personnalité ou devenir homosexuel, est assez remarquable, l'auteur y faisant montre d'une impudeur désespérée et d'une délicatesse pathétique. Cette crise s'accompagne naturellement d'inquiétudes religieuses. La délivrance, enfin obtenue après des années d'angoisse et de contention, permet à Gide de découvrir le monde des sens. Résolument orgiaque, ce thème, d'où naquirent les "Nourritures terrestres", prend ici une importance primordiale, mais il ne restera pas le seul; car un dialogue va s'établir entre ce Gide livré à la sensualité et le Gide puritain, fort peu disposé à croire que l'ultime sagesse est de s'abandonner à la nature et de laisser libre cours aux instincts. Cette aventure décisive permet à Gide de prendre pleinement conscience de deux tendances de son caractère, tendances dont il tiendra compte pour atteindre à un équilibre intérieur qui soit sa vérité. Il semble que le livre permette de mieux comprendre quel fût le sens d'une oeuvre qui se présente comme celle d'un moraliste, curieux, "disponible" (pour adopter son expression même), mais surtout vivement intéressé par toutes les formes de vie intérieure et par les conséquences qu'elles peuvent avoir dans la vie pratique, par les idées comme par les passions, par les principes comme par les inclinations, par les atmosphères et par les caractères: Gide apparaît comme un écrivain qui se cherche obstinément lui-même à travers les sujets les plus variés, et qui se préoccupe toujours d'obtenir cet état d'esprit grâce auquel il pourra penser librement, et conquérir une vérité neuve. Pour Gide, l' art est seul capable de rendre les idées claires et les sentiments précis. C'est à cet idéal que se réfère son style minutieux et attentif, prompt à verser dans la poésie et capable de mener analyses et discussions, avec une lipidité et une pureté de lignes vraiment classique.
20. Thésée, André Gide 1946 :
Récit d'André Gide (1869-1951), publié à New York chez Jacques Schiffrin (Pantheon Books) en 1946.
Dès 1931, alors qu'il compose une pièce de théâtre intitulée Oedipe, Gide note dans son Journal: «Je songe à une Vie de Thésée [...] où se placerait [...] une rencontre décisive des deux héros [Oedipe et Thésée], se mesurant l'un à l'autre et éclairant, l'une à la faveur de l'autre, leurs deux vies.» Ce projet, lentement mûri, n'est jamais perdu de vue par l'écrivain, ainsi qu'en témoignent maints passages de son Journal. Il faudra cependant attendre 1944 pour que l'oeuvre soit rédigée.
Thésée entreprend le récit de sa vie. Après avoir rapidement relaté diverses prouesses et aventures galantes - notamment ses amours avec Antiope qui lui donna un fils, Hippolyte -, il raconte son départ pour la Crète afin d'affronter le Minotaure. Ariane, fille du roi Minos, tombe amoureuse du héros. Grâce à elle, celui-ci obtient une entrevue avec Dédale, qui lui révèle les secrets du labyrinthe et lui conseille de rester relié à Ariane par un fil lorsqu'il y pénétrera. Thésée tue le Minotaure puis regagne la Grèce avec ses compagnons. Il abandonne Ariane dans une île car il lui préfère Phèdre, sa jeune soeur, qu'il a enlevée lors de son départ de Crète, puis épousée. Le roi Égée étant mort, son fils Thésée se consacre à l'organisation de la cité athénienne. Phèdre lutte en vain contre son amour pour Hippolyte; ce fatal sentiment conduit à la mort la femme et le fils de Thésée. Ce dernier est seul désormais. Son destin est accompli et il peut contempler son oeuvre: «Derrière moi, je laisse la cité d'Athènes. Plus encore que ma femme et mon fils, je l'ai chérie. J'ai fait ma ville. Après moi, saura l'habiter immortellement ma pensée.»
La Mythologie grecque constitue pour Gide un terrain privilégié d'inspiration et de méditation. Son oeuvre s'est amplement abreuvée à cette source, comme l'attestent les titres de plusieurs ouvrages tels que le Traité du Narcisse (1891), le Prométhée mal enchaîné (1899) ou Oedipe (1931). Avec Thésée, Gide rédige, dans sa période de vieillesse et à l'heure des bilans, une sorte d'autobiographie symbolique. Dès le début de son récit, le héros affirme: «Il s'agit d'abord de bien comprendre qui l'on est»; «raconter [sa] vie», tant pour Thésée que pour Gide, participe sans doute de cette quête d'une identité intelligible.
La figure mythique conserve ses caractéristiques et son histoire traditionnelles, mais elle est également une sorte de modèle de l'écrivain. Ainsi, l'évocation de la jeunesse de Thésée rappelle les accents des Nourritures terrestres. On retrouve la même ferveur dans la saisie du monde, la même sensualité exacerbée, la même inspiration dionysiaque: «Je ne m'arrêtais pas à moi-même, et tout contact avec un monde extérieur ne m'enseignait point tant mes limites qu'il n'éveillait en moi de volupté [...]. Vers tout ce que Pan, Zeus ou Thétis me présentaient de charmant, je bandais.» Avatar de Nathanaël, le jeune Thésée reçoit d'Égée ce conseil: «Il y a de grandes choses à faire. Obtiens-toi.» Au terme du parcours, toutefois, la vision du monde et la manière d'y prendre place se trouvent modifiées: l'édification et l'enracinement ont supplanté le refus de tout attachement. Le volage et aventurier Thésée s'est arrêté pour construire Athènes.
Oeuvre profondément humaniste, Thésée est le récit de l'acquisition d'une sagesse. C'est aussi une sorte de testament adressé par l'écrivain aux générations futures (Thésée destinait d'ailleurs son récit à son fils Hippolyte): «C'est consentant que j'approche la mort solitaire. J'ai goûté des biens de la terre. Il m'est doux de penser qu'après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l'humanité future, j'ai fait mon oeuvre. J'ai vécu.»
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire