François-René de Chateaubriand, né à Saint-Malo le 4 septembre 1768 et mort à Paris le 4 juillet 1848, est un écrivain et homme politique français.
Chateaubriand : biographie et ses oeuvres
Pour en savoir plus sur sa biographie, lire : Biographie de Chateaubriand (1768 - 1848)
1. Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert 1801 :
Récit en prose de François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848), publié à Paris chez Migneret en 1801; réédition dans le tome III du Génie du christianisme en 1802. L'édition définitive, précédée d'une «Préface d'Atala», publiée à Paris chez Le Normant en 1805, réunit en un même volume Atala et René. Le premier manuscrit date probablement de 1791, faisant partie du vaste ensemble dont sortiront, outre Atala, les Natchez, René, et le Voyage en Amérique.
Sur les bords du Meschacebé, une nuit de pleine lune, Chactas, un vieillard de la tribu des Natchez, entreprend de raconter à René, un Français émigré en Louisiane en 1725, et pour lequel il s'est pris d'affection, les aventures de sa jeunesse. Capturé, à l'âge de vingt ans, par une tribu ennemie, condamné au bûcher, il a été délivré par une jeune Indienne éprise de lui, Atala. Alors qu'ils s'abritent dans la forêt contre un violent orage, celle-ci lui révèle qu'elle est en réalité la fille d'un Espagnol nommé Lopez et qu'elle a été élevée dans la religion chrétienne. Hébergés par un missionnaire, le père Aubry, dans la communauté que celui-ci a fondée, les deux jeunes gens paraissent promis au mariage. Pourtant, au retour d'une visite de la mission, Chactas et le prêtre retrouvent Atala mourante. Vouée dès sa naissance par sa mère à la virginité, la jeune fille a préféré le suicide au parjure. Ignorant qu'elle pouvait, au nom d'une passion légitime, être relevée de ses voeux, elle s'est empoisonnée et meurt dans la souffrance sous les yeux du père Aubry et de son amant, auquel elle a fait promettre de devenir chrétien. Éperdu de douleur, Chactas refuse pour Atala les pompes d'un enterrement solennel. Avec l'aide du prêtre, il roulera son corps dans une pièce de lin et le couchera à l'entrée d'une grotte de la mission, sur un lit d'herbes et de fleurs, répondant par un silence recueilli aux oraisons de son protecteur. Ce dernier périra plus tard lors du massacre de sa communauté par les Indiens et Chactas recueillera ses ossements avec ceux d'Atala.
Oeuvre à résonances autobiographiques (Chateaubriand a connu lui-même cette nature américaine et se présente, dans l'Épilogue, comme un «voyageur aux terres lointaines»), oeuvre qui répond surtout à la demande d'exotisme que son auteur avait retirée de l'Histoire générale des voyages de l'abbé Prévost, de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, et du roman anonyme Odérahi (1795), Atala est un texte à plusieurs destinées, dont aucune d'ailleurs ne lui fut fatale. Une année à peine après le retour de l'auteur de son exil anglais, Atala, son début littéraire, eut un succès foudroyant. Mais c'est aussi le texte qui, dans le Génie du christianisme, devait illustrer les «Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du coeur humain» (III, V), quoique ces «harmonies», et ces «passions» s'accordent mal, précisément, dans Atala. Dès 1801, Chateaubriand devait subir la critique de l'abbé Morellet, homme des Lumières, qui s'attaquait à l'invraisemblance et au style. L'auteur sut y répondre _ en corrigeant ce style et en défendant la vraisemblance du récit.
C'est que la société que nous présente l'auteur n'est aucunement sauvée par la religion ni par ses propres «bonnes» forces. Elle est détruite par des guerres intestines, civiles. Le bon prêtre, lui aussi, succombe. Et le passionné Chactas, face à la vierge mourante, s'insurge contre la religion du père Aubry. Le malheur de Chactas deviendra le mal de René, et le premier «mal du siècle», ressenti par ceux qui souffrent des désaccords et des déchirures de cette époque. Chateaubriand lui-même n'échappe pas à ces soucis et s'engage dans le débat en faisant croire aux lecteurs que le mal tient à l'ignorance des deux amants: ce n'est pas Dieu, finalement, «qui contrarie la nature» des passions, mais l'homme qui doit, encore et toujours, apprendre à connaître les voies du Seigneur. «C'est votre éducation sauvage et le manque d'instruction nécessaire qui vous ont perdue», déclare sévèrement le père Aubry. L'excès de passion tue Atala, comme elle «tuera», dans René, Amélie, qui entre en religion.
Il faudra donc faciliter «le triomphe du christianisme sur la vie sauvage». Ce sera le projet de Chateaubriand avec le Génie du christianisme. En attendant, il est légitime de voir, dans Chactas, l'image de l'auteur lui-même, et de relever telle réplique faite par Chactas qui aurait pu être dite par Chateaubriand: «Au lieu de cette paix [avec Atala] que j'osais alors me promettre, dans quel trouble n'ai-je point coulé mes jours! Jouet continuel de la fortune, brisé sur tous les rivages, longtemps exilé de mon pays, et n'y trouvant, à mon retour, qu'une cabane en ruine et des amis dans la tombe.» Tel sera exactement le destin de Chateaubriand revenant en France en 1800. Vous ne perdez rien, dit le père Aubry consolant Atala, «en abordant sur les rivages de l'Europe, votre oreille eût été frappée de ce long cri de douleur, qui s'élève de cette vieille terre [...] tout souffre, tout gémit ici-bas [...].» Bien que transportée en Amérique et reculée jusqu'en 1725, il semble bien que l'action d'Atala cadre avec la situation de la France sous la Révolution.
Atala, cette «sorte de poème» _ c'est Chateaubriand qui le dit, mais lui aussi a du mal à classer le texte _, est donc, en même temps qu'un roman exotique et un texte apologétique, un témoignage autobiographique et politique. Oeuvre de vérité, elle rehausse la force des passions, l'exil, la nécessité de la religion. Elle tient, en outre, son influence explosive d'un mélange de tons: classique par ses références à Antigone (Atala), moderne par son atmosphère ossianique, elle exerce une fascination jusqu'alors inconnue par le détour poétique de l'Amérique qui permet à Chateaubriand de consacrer de longs développements, dans son Prologue en particulier, à la nature exotique... qu'il n'a guère vue lui-même, mais dont il a lu la description chez d'autres auteurs. Cette nature lui a permis de réfléchir dans son texte d'autres textes littéraires, parmi lesquels le Werther de Goethe occupe une grande place. Il n'est plus question de la nature de Rousseau ou des Philosophes, mais d'une nature symbolique, mirage de l'homme en quête d'identification, et perdu dans la solitude postrévolutionnaire. Il a été possible à Chateaubriand, lui-même recherchant la vie heureuse des sauvages, et exilé au moment où il écrit Atala, de vivre une nature qu'il s'imaginait édénique, sorte de paradis terrestre peuplé de sauvages non corrompus. Cependant, pour bien juger de la valeur de cette image, il faut l'insérer dans l'ensemble constitué des Natchez et de René, où se combattent les civilisations et meurent ceux qui étaient reliés par des liens familiaux ou amoureux. Atala est, selon l'interprétation de J.-Cl. Berchet, le premier texte publié de la grande épopée de la Chute chez Chateaubriand.
2. Essai sur les révolutions 1797 :
Ouvrage de François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848), dont le titre complet est: Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française, publié à Londres chez Deboffe en 1797.
Ce premier ouvrage de Chateaubriand est, essentiellement, un livre d'Histoire, mais la Notice et l'Introduction proprement dite de l'édition originale, la Préface et les notes de l'édition de 1826, de même que certains chapitres et passages du texte, font de celui-ci un amalgame d'Histoire, d'autobiographie et de récit de voyage. Influencé par le Rousseau de Du contrat social et de l'Émile, par le Montesquieu de De l'esprit des lois, s'inspirant d'autres ouvrages de l'époque sur l'histoire des civilisations et sur la Révolution (Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, de l'abbé Barthélemy, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, de l'abbé Raynal, Considérations sur la nature de la Révolution en France, 1790, de Mallet du Pan), Chateaubriand, dans son exil anglais, commence l'oeuvre en 1793 pour la terminer en 1796. Elle est accueillie assez favorablement en Angleterre et en France; en revanche, en 1810-1812, elle fera l'enjeu d'une discorde autour des «Prix décennaux» et de l'entrée de l'auteur à l'Académie française: selon certains, elle est trop sceptique à l'égard de l'évolution politique, selon d'autres, trop critique à l'égard des Lumières. En 1826, Chateaubriand prendra lui-même ses distances par rapport à son texte tout en profitant de l'occasion pour préciser ses positions politiques et religieuses.
Dans une «Vue de [son] ouvrage», l'auteur annonce un vaste plan, incluant un examen des causes historiques et politiques des révolutions, ainsi que des moeurs et sciences des peuples ayant vécu une révolution. Il veut considérer l'établissement et la fin des républiques en Grèce et à Rome, puis en Europe et en Amérique. L'Essai historique ne réalisera que la première moitié de ce projet, celle qui se rapporte à la Grèce et à l'Europe. La première partie renferme l'histoire de la Grèce depuis la révolution républicaine jusqu'à la subversion de la république athénienne par les Trente Tyrans (vers l'an 404 avant JC.). On lit l'histoire des grands chefs politiques tels Pisistrate et Lycurgue, celle des poètes et philosophes tels Anacréon et Solon, ainsi que l'histoire de Carthage et de la Sicile, tout cela comparé à l'histoire moderne de la France (république d'Athènes / Révolution française), à celle de l'Angleterre (Carthage / Constitution anglaise), à la Suisse (la Scythie primitive / la Suisse indépendante); les guerres entre la Grèce et la Perse et celles entre la France et l'Allemagne sont également mises en parallèle.
Dans la seconde partie, les tyrans d'Athènes sont comparés à Robespierre, les rois en exil (Denys de Syracuse à Corinthe) et les rois exécutés (Agis de Sparte) à Charles Ier d'Angleterre et à Louis XVI. Le parcours de l'histoire antique s'arrête à l'intervention de Philippe et d'Alexandre (vers l'an 336). Chateaubriand réserve le reste de l'ouvrage aux philosophes grecs, qu'il compare aux philosophes plus modernes, et donne un aperçu de l'histoire des religions depuis le déclin du polythéisme grec jusqu'à celui de la religion chrétienne du XVIIIe siècle en passant par Constantin, Rome, la Réforme, et l'influence des Philosophes.
Une «Nuit chez les Sauvages de l'Amérique» clôt l'ouvrage, consacrant l'image de la liberté chez le jeune Chateaubriand.
L'auteur de l'Essai sur les révolutions est un homme issu du siècle des Lumières, bien qu'il l'attaque sévèrement. Le souci d'explication, l'entrée de l'Histoire comme source capitale pour la compréhension du monde moderne révolutionné, la mise en rapport même du politique et des moeurs, tout cela relève du siècle de Voltaire. Le «système» de Chateaubriand est clair: il s'agit de jeter de la lumière sur la Révolution en remontant aux révolutions survenues depuis l'Antiquité, et en maintenant la Révolution française comme le «foyer commun, où viendront converger tous les traits épars de la morale, de l'Histoire et de la politique». En dépit des différences relevées, les parallèles et autres comparaisons mènent à un constat de non-changement et d'autonomie de l'Histoire; celle-ci apparaît comme un cercle dont on ne peut pas sortir. Il semble donc que les révolutions proviennent «des choses», théorie défendue par Mallet du Pan, c'est-à-dire, principalement, des moeurs. Mais Chateaubriand n'en est pas sûr: il s'éloigne de la théorie de la Providence, mais n'exclut pas l'intervention d'un Dieu; il impute aux Philosophes, et nommément au Rousseau de l'Émile, d'avoir provoqué la Révolution française, tout en se présentant lui-même comme un élève et admirateur du philosophe genevois, qu'il distingue des Encyclopédistes dont le but était la simple destruction. Ce dernier point de vue semble l'emporter.
Le premier résultat de l'enquête est donc d'ordre politique. On voit bien l'influence de Rousseau, lorsque Chateaubriand hésite à croire en la formation d'une république où les citoyens seraient libres et heureux. L'auteur s'en félicite, en 1826, lorsqu'il déclare, dans sa nouvelle Préface, que «la monarchie représentative est mille fois préférable à la république représentative», conviction énoncée, en réalité, à plusieurs reprises dans le texte de 1797. Le problème de la liberté est capital dans l'Essai sur les révolutions, et surtout cette «soif de liberté» toujours mêlée à «celle de la tyrannie», comme l'atteste l'histoire récente (Lycurgue égale les Jacobins, mais l'oeuvre du Lacédémonien s'arrête à temps, celle des Jacobins va trop loin).
La solution politique se trouve ainsi en-deçà des temps révolutionnaires, mais la question du bonheur, question éminemment dix-huitiémiste, trouve sa solution au-delà de toute société établie. Chez l'homme primitif, en Scythie antique avant l'influence des Grecs, en Suisse avant l'influence exercée par les lettres et les arts, ou encore chez les Indiens d'Amérique, le bonheur règne pleinement. Or, dans ses notes de 1826, Chateaubriand se reproche d'avoir trop insisté sur le rôle des moeurs dans la réalisation, ou plutôt la décadence, de la liberté, et non pas assez sur les possibilités réservées à l'homme éclairé. En 1797, il était en effet persuadé que «plus nous avancerons vers les temps de corruption, de lumières et de despotisme, plus nous retrouverons nos temps et nos moeurs», c'est-à-dire les temps modernes. Regardant la France de la Terreur, il pouvait comparer les tyrans d'Athènes aux hommes de la Convention. Mais si «l'homme est né libre», comme il le dit avec Rousseau, et s'il est vrai que la liberté sort du droit de la nature, Chateaubriand doit conclure que la «liberté civile», politique, est une chose impossible dans les temps de décadence qui étaient les siens.
Mais c'est sur ce point que l'Essai sur les révolutions brise les fers de l'homme _ et du siècle des Lumières _ et ouvre une perspective toute «romantique». Chateaubriand hésite encore quant à sa propre foi chrétienne: Dieu est pour lui un «architecte de l'univers», donc le Dieu des déistes, mais il avoue dans le même passage que toute la nature parle en faveur de Dieu, donc que celui-ci est présent dans la Création. Voilà le ton et presque les paroles de Paul et Virginie et du Génie du christianisme. Chateaubriand considère la nature comme le seul lieu où l'homme moderne, avide de liberté, peut trouver le bonheur, en fuyant une société qui tout à la fois prétend unir les hommes, et les exclut de son sein. Aux «infortunés» exilés (deuxième partie, chap. 13), Chateaubriand parle en ces termes: «Il faut éviter la société, lorsqu'on souffre», annonçant par là l'attitude et le destin de René, image de l'auteur, présent donc dans l'Essai, comme il l'avoue dans sa Notice précédant le texte: «On y voit presque partout un malheureux qui cause avec lui-même [...]. Le "moi" se fait remarquer chez tous les auteurs qui, persécutés des hommes, ont passé leur vie loin d'eux. Les solitaires vivent de leur coeur [...].» Et Chateaubriand de raconter son voyage en Amérique comme un exemple de l'expérience du bonheur originel et de la liberté primitive. Cette fuite hors de la société moderne, de la «civilisation», rendue nécessaire pour qui n'y trouve pas la liberté convoitée, reste jusque dans les Mémoires d'outre-tombe, un thème essentiel de Chateaubriand. L'Essai sur les révolutions annonce ainsi les Mémoires, autobiographique dans ses motivations essentielles, et déjà très romantique dans sa thématique profonde.
3. La monarchie selon la Charte 1816 :
Il n'est aucun des textes de Chateaubriand (1768-1848) auquel se trouve attaché le qualificatif de "politique" qui n'apparaisse d'abord comme un écrit de circonstance, inséparable du contexte historique le plus immédiat dans lequel il a été rédigé.
Publiée en 1816, "La Monarchie selon la Charte" n'échappe pas à cette règle. En cette seconde année de la Restauration, Chateaubriand, opposant résolu au régime napoléonien depuis l'assassinat du duc d'Enghien, auteur en 1814 d'un libelle de combat -"De Bonaparte aux Bourbons- dont l'influence sur l'opinion ne semble pas avoir été négligeable, compte parmi les personnalités les plus importantes de ce qu'il est convenu d'appeler le "parti" ultra-royaliste. Il vient d'être nommé Pair de France, tandis que les premières élections de la Restauration ont porté à la Chambre des députés une imposante majorité se réclamant du même courant de pensée. L'étrangeté des circonstances veut cependant que cette Chambre, dite "introuvable", se trouve en opposition directe avec le pouvoir royal à qui elle reproche à la fois de conserver l'essentiel du système administratif hérité du régime précédent et de témoigner d'une indulgence excessive à l'égard de l'ancien personnel politique issu de la Révolution et de l'Empire... Chateaubriand reprenant et développant ces griefs, "La Monarchie selon la Charte" apparaît ainsi comme l'expression d'une double prise de position, simultanément libérale et contre-révolutionnaire. L'ouvrage réclame l'élargissement des pouvoirs du Parlement, allant jusqu'à revendiquer -au nom de la logique même de la Charte de 1814- le principe de la responsabilité gouvernementale devant la représentation nationale. Mais il se présente en même temps comme une dénonciation violente du régime à l'égard des "hommes de la Révolution", du mépris dont il témoigne à l'égard des grandes forces traditionnelles (et notamment la vieille noblesse) sur lesquels il devrait s'appuyer. "Les choses politiques de la Révolution, mais non les hommes de la Révolution, écrit Chateaubriand, voilà tout mon système." Paradoxalement ce sont donc les principes du parlementarisme qui se trouvent évoqués contre l'autorité royale, mais au nom même d'une fidélité monarchique très hautement proclamée... Evidente, l'arrière-pensée tactique de l'ouvrage ne doit pas cependant conduire à une interprétation par trop restrictive de son contenu. Dans leur apparente contradiction, il apparaît en effet que ce sont bien les deux mots d'ordre essentiels de "La Monarchie selon la Charte" -la défense de la Liberté et la défense de la Légitimité- qui constituent les données fondamentales sur lesquelles la politique de Chateaubriand n'a jamais cessé de s'appuyer. Deux termes qui, pour l'auteur du "Génie du Christianisme", ne sauraient en aucun cas être compris comme antagonistes. Qu'il va s'attacher au contraire, et avec une totale continuité dans la doctrine, à présenter comme étroitement solidaires, organiquement complémentaires.
En faveur de l'acceptation des "choses de la Révolution", deux catégories d'arguments sont inlassablement évoquées. L'une relève du pragmatisme le plus élémentaire: tout retour en arrière, toute tetative de restauration de l' Ancien Régime apparaissent comme historiquement impossibles. Chateaubriand est parfaitement conscient du caractère irréductible des bouleversements opérés dans la société française par la grande tourmente révolutionnaire; prétendre lutter contre "l'esprit du siècle" serait immanquablement s'exposer "à la confusion, puis à la tyrannie"... Aux considérations du réalisme politique viennent toutefois s'ajouter les exigences d'un impératif moral très réellement et très profondément vécu: la récusation du "despotisme" au sens même que Montesquieu donnait à ce terme; l'attachement à la valeur suprême de la Liberté, considérée non seulement comme un droit politique, mais comme un "droit de nature", ou plutôt, dit Châteaubriand "comme un droit divin": "La Liberté, écrit-il, émane de Dieu qui ne mit point de condition à l'homme lorsqu'il lui donna la parole..."
La liberté resterait cependant un vain mot si elle n'était assurée par "la présence d' institutions fixes qui nous servent d'abri contre les passions et les fantaisies des hommes". Or -affirme Chateaubriand et c'est le second terme du dyptique -ces institutions fixes, seule la monarchie légitime est capable d'en assurer le fonctionnement. En faveur du principe monarchique ne sont pas seulement évoqués les puissances de la tradition et de la mémoire, l'enracinement dans l'histoire, "les souvenirs de la vieille France, la religion, les antiques usages, les moeurs de la famille, les habitudes de notre enfance, le berceau, le tombeau". C'est dans son principe même, dans la mesure où elle échappe aux jeux des partis et des factions, où elle incarne "la puissance paternelle réglée par les institutions, tempérées par les moeurs" que la monarchie est présentée comme le meilleur garant des libertés publiques. "La royauté légitime constitutionnelle, écrit Chateaubriand, m'a toujours paru le chemin le plus doux et le plus sûr vers l'entière liberté", c'est-à-dire fondée dans l'histoire, elle ne peut être aussi -pour ne pas renier "l'esprit du siècle", pour répondre aux nécessités présentes de sa fonction- que "constitutionnelle", c'est-à-dire dans le cadre d'un système de dispositions écrites, modulée pour une juste répartition des pouvoirs, accordant une large place au principe de la représentation nationale. Chateaubriand en vient ainsi à voir dans la Charte de 1814 "la forme politique préférable à toutes autres parce qu'elle fait le mieux entre l'ordre et la liberté". C'est "un traité de paix signé entre les deux partis qui ont divisé les Français". Elle assure la réconciliation de la vieille France et de la nouvelle, les équilibres l'une par rapport à l'autre. Elle renforce le principe de légitimité en l'adoptant aux aspirations présentes de la communauté nationale. Elle permet le développement des principes de liberté en les plaçant sous la garantie de l'histoire. "Toutes les bases d'une liberté raisonnable y sont posées; et les principes républicains s'y trouvent si bien combinés qu'ils y servent à la force et à la grandeur de la monarchie." Repartir çà l'an zéro de la Révolution française, rétablir le fil d'une continuité historique brisée, asseoir les bases d'un ordre politique et social enfin stabilisé, tenant compte à la fois de l'héritage et des mutations du présent, au moment même où est publiée "La Monarchie selon la Charte" le rêve est alors très largement partagé. Il n'est guère différent de celui d'un Benjamin Constant, d'un Guizot ou d'un Royer-Collard. C'est la fidélité avec laquelle il a été poursuivi qui donne cependant à la politique de Chateaubriand une unité et une continuité qui lui ont été souvent contestées. Au-delà des perspectives largement tracées d'une vaste vision historique, sans doute l'homme n'est-il jamais absent. C'est sans peine que l'on retrouve, à l'arrière-plan de chacun de ses écrits politiques (et surtout après le grand effondrement de 1830), son goût essentiel pour les valeurs de refus, sa vocation d' exilé de l'intérieur, sa volonté hautaine de solitude, -une certaine façon aussi de cultiver le mépris, la hantise des ruines et de la fin inéluctable de toute grandeur et de toute beauté. Nihilisme fondamental qui le conduit peu à peu, dans les années du régime de Juillet, vers un prophétisme de plus en plus sombre. Les vieilles monarchies sont irréductiblement condamnées à périr: "Les nations marchent à leur denstinée... Tout s'arrange pour la chute des trônes... Dieu a livré les sceptres à des pauvres hères de rois rappelés des Invalides, à de petits garçons chassés ou abandonnés, à de petites filles en maillot ou dans les aubes de leurs noces..." Mais avec les vieilles dynasties historiques, c'est le principe même de la liberté qui risque de définitivement s'engloutir. Les nations européennes marchent vers le nivellement dans le despotisme -despotisme d'un homme ou despotisme des masses. Une foule de "sales tyrans" se préparent à prendre la place des vieux souverains déchus. Une "société ruche" verra son avènement où, toutes différences étant abolies, l'individu ne sera plus qu' "un atome dans la matière organisée". Nous ne sommes plus très loin d'Alexis de Tocqueville et de la "terreur religieuse" que lui inspire la marche irréversible vers la démocratie. L'historien des idées peut récuser ce pessimisme; il ne peut ni en contester l'intérêt ni s'abstenir de s'interroger sur sa signification.
4. Le génie du christianisme ou Les beautés de la religion chrétienne 1802 :
Oeuvre de François-René de Chateaubriand (1768-1848), parue le 24 Germinal an IX (14 avril 1802) sous le titre : "Le génie du christianisme ou Beautés de la religion chrétienne", un an presque jour pour jour après "Atala" et quelques jours avant la proclamtion officielle du Concordat à Notre-Dame de Paris, en présence du premier Consul. Chateaubriand avait commencé la rédaction de cet ouvrage en 1798, dans "les ruines des temples" comme il l'a écrit lui-même, c'est-à-dire dans une atmosphère d'irréligion, suite à la Révolution. Il y avait loin des idées qui inspirèrent cette oeuvre à celle de l' "Essai sur les Révolutions". Revenu à la foi de son enfance, Chateaubriand voulut aussitôt en dépeindre les beautés. Dès 1799, il en avait terminé une première rédaction qu'il essaya de mettre en vente, mais sans succès. Il travailla de nouveau à son livre en 1801. L'ouvrage s'intitulait alors: "Beautés morales et poétiques du Christianisme" et était attendu du public avec une grande impatience, sa parution ayant été annoncée longtemps à l'avance. Le "Génie du Christianisme" paraissait au moment même où son utilité était la plus manifeste: L' Eglise et l' Etat venaient de se réconcilier et le Christianisme semblaît renaître après les épreuves qu'il venait de traverser. L'oeuvre avait aussi un but politique: Chateaubriand y appuyait le programme du Premier Consul et manifestait le ralliement de son auteur, rayé de la liste des émigrés par Bonaparte. La seconde édition (1803) s'accompagnait même d'une épître dédicatoire au Premier Consul, où l'auteur déclarait:" On ne peut s'empêcher de reconnaître dans vos destinées la main de cette Providence qui vous avait marqué de loin pour l'accomplissement de ses dessein prodigieux". Il exprimait ainsi les espoirs du parti catholique, désormais conquis à Bonaparte: "Continuez à tendre une main secourable à trente millions de chrétiens qui prient pour vous au pied des autels que vous leur avez rendus". Le Premier Consul ne devait pas se montrer ingrat: Chateaubriand fut nommé secrétaire d'ambassade à Rome, puis Ministre de France dans le Valais. Mais l'assassinat du duc d' Enghien vint interrompre cette carrière: Chateaubriand démissionna et rompit avec Bonaparte. A partir de ce moment, il fut farouchement antibonapartiste et, en 1814, il devait combattre avec âpreté Napoléon dans son pamplet "De buonaparte et des Bourbons" qui allait jusqu'à la calomnie.
Dans le "Génie du Christianisme", il n'entend nullement prouver la vérité de la religion chrétienne, mais répondre aux sarcasmes des philosophes du XVIIIe siècle, et en particulier à ceux de Voltaire. Ceux-ci avaient ridiculisé non seulement le clergé, mais la religion même; ils avaient soulevé la haine et le dégoût contre l' Inquisition, contre les jésuites, contre l' immoralité et l' ignorance des moines. Chateaubriand entend montrer que la religion est belle, qu'elle sert la cause de la civilisation, qu'elle a inspiré les grandes oeuvres des temps modernes, que la civilisation est chrétienne même si elle le nie, qu'enfin la religion accompagne et rend plus humaine la vie de chaque jour. Dans sa première partie consacrée aux Dogmes et Doctrines, il étudie successivement: les Mystères et les Sacrements (Livre I), les Vertus et les Lois morales (II), la Vérité des Ecritures et en particulier l'article du péché originel (III). Au livre V, il arrive à l' "Existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature". Cette démonstration n'a pas de caractère théologique ou métaphysique, elle est exclusivement poétique: ce que Chateaubriand veut montrer, c'est seulement qu'il est beau de croire et que la beauté de l' Univers porte à la foi: c'est un prétexte à des descriptions aimables ou solennelles, d'un style admirable, qui comptent parmi les plus belles pages de cet écrivain. La seconde partie est consacrée à la supériorité des oeuvres inspirées par le Christianisme sur les poèmes païens. Il y étudie les "Epopées chrétiennes": la "Divine comédie" qu'il révéla à la France, la "Jérusalem délivrée", les "Lusiades", la "Messiade" de Klopstock, le "Paradis perdu" de Milton, dont il devait plus tard donner une traduction, enfin la "Henriade". Au second livre, sa comparaison des caractères naturels et sociaux, dans les poèmes antiques et modernes, peut être considérée comme l'origine de la critique historique, qui étudie l'évolution d'un même caractère, par exemple celui d' Iphigénie, suivant l'époque, le pays, la religion des poètes qui cherchent à le peindre. Le troisième livre reprend le même thème envisagé sous un angle différent: celui du rapport des passions. "René", publié à part en 1805, formait l'illustration de la thèse soutenue par l'auteur. Au livre IV, il s'efforce de démontrer la supériorité du merveilleux chrétien sur le merveilleux païen. La seconde partie se termine sur un parallèle entre la Bible et Homère.
La troisième partie est consacrée aux arts et à la littérature. Le premier livre qui traite de la musique, de la peinture et de la sculpture, est le plus faible de tout l'ouvrage; les connaissances de Chateaubriand dans ce domaine étaient trop insuffisantes pour lui permettre de parler de ces questions avec compétence. Cependant le chapitre célèbre qu'il consacre aux Eglises gothiques, eut le mérite de réhabiliter cette architecture et fut à l'origine de l'engouement romantique pour cet art. Le second livre, qui a pour sujet la philosophie, demeure très superficiel; néanmoins, les quelques pages qui se rapportent à Pascal sont classiques. Le troisième livre est consacré à l'influence du Christianisme sur la manière d'écrire l'histoire, le quatrième à l' Eloquence sacrée. Le cinquième traite des "Harmonies de la Religion chrétienne" et plus particulièrement de la poésie des ruines. "Atala ou Les amours de deux sauvages dans le désert" publié un an auparavant (1801), y prenait place. La quatrième partie a pour objet le culte: Chateaubriand y traite des églises, ornements, prières, cérémonies liturgiques, tombeaux. Il esquisse ensuite une "Vue générale du clergé", puis il passe aux Missions, aux Ordres militaires et à la Chevalerie, enfin aux "Services rendus à la société par le Clergé et la Religion chrétienne en général". Les pages sur les cloches, sur la fête des Rogations, qui en font partie, demeurent, à juste titre, parmi les plus fameuses du livre.
"Le génie du Christianisme" est, en fait, l'oeuvre centrale de Chateaubriand. "Atala", "René", qui se rattachent tous deux à la vaste épopée indienne: les "Natchez", en sont extraits. Les "Martyrs" furent écrits pour justifier les théories du IVe livre, et la plus grande partie de l'oeuvre de Chateaubriand découle des idées qu'il exprime et des positions qu'il prend dans le "Génie". Le succès de l'oeuvre fut immense, elle venait à son heure. Il y eut bien des voix discordantes, c'étaient celles des voltairiens athées; mais l'oeuvre n'en donna pas moins à Chateaubriand une gloire immense du jour au lendemain, et elle devait connaître un regain de faveur lors de la Restauration. L'oeuvre exerça une telle influence durable, non seulement sur la poésie, où elle suscita un nouveau genre: la méditation philosophique et religieuse, que devaient illustrer plus tard Lamartine, Vigny et Victor Hugo, et sur la critique littéraire où Chateaubriand se montrait un novateur, mais sur l'histoire (car elle attira l'attention sur une période complètement négligée jusqu'àlors: le moyen âge), sur l' art, en remettant à la mode l'art gothique, où les artistes trouvèrent une nouvelle source d'inspiration et même d'imitation; enfin, elle créa un mouvement de renaissance religieuse ou du moins elle l'appuya. Si l'on ne demeure plus toujours sensible aux arguments employés par l'auteur et à son système de défense du Christianisme, dont l'efficacité valait surtout à son époque, si "Le génie du Christianisme" nous apparaît plutôt comme une juxtaposition d'impressions, de descriptions, voire de considérations sentimentales, qui voisinent avec des réquisitoires et des polémiques contre certains écrivains et leurs tendances, plutôt qu'un système cohérent comme les oeuvres des deux grands penseurs contemporains: Joseph de Maistre et Bonald, le livre n'en demeure pas moins un monument littéraire, rempli de pages admirables que la noblesse et la splendeur de leur style rendent immortelles.
5. Les martyrs ou le Triomphe de la religion chrétienne 1809 :
Épopée en prose de François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848), publiée à Paris chez Le Normant en 1809. Une troisième édition augmentée d'un «Examen» et de «Remarques» sera publiée chez le même éditeur en 1810.
Précurseur du roman historique, l'épopée chrétienne de Chateaubriand repose sur de vastes lectures et puise à de multiples sources, classiques et modernes, tels les deux ouvrages de Fleury, Histoire ecclésiastique (1692) et Moeurs des chrétiens (1741): l'«Examen» et les «Remarques» témoignent de cette érudition. L'inspiration proprement dite remonte à la lecture d'E.C. Knight: Marcus Flaminius (1792, traduction française en 1801), mais surtout aux expériences personnelles de Chateaubriand qui ont également engendré René. Une première version, «les Martyrs de Dioclétien», date de 1805, mais l'auteur suspend son travail pour le reprendre seulement à son retour d'Orient, en 1807. L'ouvrage sera mal accueilli à sa sortie, les lecteurs lui préférant le Génie du christianisme, et la critique acceptant mal le merveilleux chrétien, qui n'est cependant guère prépondérant.
En Grèce, sous le règne de Dioclétien, Démodocus destine sa fille Cymodocée au culte des Muses. Elle rencontre Eudore, de la famille chrétienne des Lasthénès, et, dans une scène idyllique, la jeune fille chante l'histoire mythique de la Grèce, et Eudore celle des Hébreux. Puis le jeune héros raconte sa propre histoire mouvementée: tout en faisant la connaissance, à Rome, de Jérôme et d'Augustin (futurs saints), et du prince Constantin (futur empereur), Eudore sombre dans la dolce vita des Romains, et se voit excommunié de l'Église. Un hasard le surprend en compagnie de l'impératrice et de la princesse qui se rendent aux catacombes, chez les chrétiens. Il est exilé sur les bords du Rhin où il doit combattre dans l'armée impériale; blessé, il est accueilli par les Francs, puis il s'établit en Armorique, chez les Gaulois. C'est là qu'il rencontre la fée Velléda, mais les amours du chrétien et de la druidesse, vouée à la virginité, entraînent le suicide de celle-ci, et Eudore retourne, malheureux et repentant, chez son père. Sous l'effet des démons de l'enfer, alors que Dieu a décidé, depuis longtemps, qu'Eudore sera la victime rachetant les chrétiens, les événements se précipitent: le couple amoureux, Eudore et Cymodocée nouvellement convertie, essaie de fuir Hiéroclès, proconsul de Grèce, qui convoite la chrétienne. Celle-ci tâche de rejoindre Eudore emprisonné à Rome; elle est elle-même capturée, et les deux amants trouvent ensemble la mort dans les arènes, martyre ordonné par l'empereur Galérius, dont le successeur immédiat, Constantin, assurera le triomphe du christianisme.
De son propre aveu (voir l'«Examen»), Chateaubriand a voulu démontrer, dans les Martyrs, la supériorité et la nécessité du merveilleux chrétien par rapport au merveilleux païen. Pour ce faire, il s'inspire de Milton (le Paradis perdu), tout en recourant au Tasse (la Jérusalem délivrée) pour l'aspect épique de son texte. Or, sous l'attirail de démons et d'anges, sous le Diable ou le Christ, il est légitime de détecter des forces purement humaines, régissant, tout en le faisant pencher tantôt vers le Bien, tantôt vers le Mal, le destin de l'humanité, dans cette époque de crise qu'est le passage du paganisme au christianisme. Au même niveau, la bestialité malicieuse de Hiéroclès et l'humanisme persévérant d'Eudore ne sont que les signes extérieurs d'une lutte qui, en tant que telle, s'est répétée pendant la Révolution française _ et d'où serait sorti, comme du temps de Constantin, un christianisme renouvelé. Les Martyrs ne sont pas traduisibles en termes révolutionnaires, mais restent symboliques d'un parcours suivi par l'auteur lui-même, et qu'il faut donc prendre en compte dans la lecture de l'ouvrage.
Nourri d'images retenues de son expédition orientale (voir Itinéraire de Paris à Jérusalem) _ Grèce, Jérusalem, Égypte _, mais aussi d'images de Rome, où il avait séjourné en 1803, et de la Bretagne de son enfance, le texte reflète un drame personnel et accomplit une évolution commencée en 1797 avec l'Essai sur les révolutions. Eudore est bien Chateaubriand lui-même, réunissant «en [lui] seul les deux plaies [...], l'instinct voyageur, et la soif du repos», qui le tourmenteront jusque dans sa vieillesse (voir la quatrième partie des Mémoires d'outre-tombe). C'est aussi René (voir René): Eudore vit dans la ville de Rome «une vaste solitude»; en pleine nature armoricaine, une «solitude» dans la séparation «du reste du monde»; il visite, en Europe du Nord, des tribus sauvages, heureuses comme celles de l'Amérique (livre VII). Velléda, figure de la virginité comme Atala (voir Atala), ressent le même «fatal amour» pour Eudore que celui qu'Amélie nourrit pour René. Velléda, qui est en outre comparée à Didon, est la femme aimée et abandonnée, drame vécu si souvent par Chateaubriand et figure même (cohérence / séparation) de sa vie.
Autobiographie déguisée, récit de voyage entrecoupé de passages romanesques, les Martyrs sont encore plus difficiles à définir au plan stylistique: ne représentent-ils pas un maquillage d'un mode épique depuis longtemps dépassé? L'héroïsme qui caractérise les scènes de bataille entre Romains et Francs, le courage d'Eudore comparé à Léonidas ne jurent-ils pas avec le sentimentalisme des scènes géorgiques, édéniques, chez les chrétiens de la Grèce? Le décalage n'est qu'apparent: dans les Martyrs comme dans les Natchez, Chateaubriand explore sa veine d'artiste, par exemple en s'inspirant de l'Endymion de Girodet pour la figure d'Eudore assoupi (I), ou donnant de Velléda (IX) un portrait dans le même style néoclassique, mais aussi, et bien plus, en accentuant les contrastes dans la peinture des personnages (Cymodocée la spirituelle, Velléda la tentatrice charnelle) ou des paysages (Grèce, Bretagne), contrastes qui se résoudront finalement dans une extase mystique, et une envolée loin de la terre. Cette envolée, dans les Martyrs, est aussi d'ordre poétique: après le Génie, après l'Essai sur les révolutions, voici enfin que Chateaubriand confirme les dons de romancier dont il avait donné des preuves dans Atala et René.
6. Les Natchez 1826 :
Récit en prose de François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848), publié dans ses Oeuvres complètes à Paris chez Ladvocat en 1826.
Ce long ouvrage, dont le projet remonte à la veille de la Révolution, s'inspire du voyage de l'auteur en Amérique (1791); à partir des notes qu'il a prises, Chateaubriand y travaille pendant son émigration en Angleterre (1793-1799), faisant de la première moitié du texte une véritable épopée du Nouveau Monde. Revenu en France en 1800, il laisse outre-Manche son manuscrit à l'exception des pages contenant Atala et René qu'il a l'intention de publier soit à part, soit dans le Génie du christianisme. C'est seulement en 1816 qu'il retrouve l'ensemble de son manuscrit. Chateaubriand ne cache pas que, parmi plusieurs sources historiques et géographiques, il utilise surtout l'Histoire de la Nouvelle-France, du père Charlevoix (1744). Par ailleurs, le côté épique de la première partie évoque en particulier le Tasse (la Jérusalem délivrée) et Milton (le Paradis perdu).
«L'Épopée». En 1725, un jeune Français, René, est adopté par Chactas, sachem d'une tribu Natchez établie près du fort Rosalie, en Louisiane. Alors que la guerre semble imminente entre Natchez et Français, une intrigue se noue dans le camp des Indiens: René est aimé de Céluta; celle-ci est convoitée par le jeune guerrier ambitieux Ondouré, ce qui provoque la jalousie d'Akansie, la mère de l'héritier du rang suprême. Tout un parti se forme autour de Chactas avec, outre Céluta et René, la jeune Mila vainement éprise du Français, et Outougamiz, frère de Céluta. Lors d'une chasse, Chactas raconte à René sa vie qui, après l'épisode relaté dans Atala, l'a mené en France, où il a connu le bagne de Marseille, et visité la cour de Versailles et Paris. Une chasse au castor déclenche ensuite une guerre contre la tribu des Illinois, tandis que les hostilités entre Natchez et Français prennent un tour aigu. Les combattants sont sauvés par des actes de fraternité: Outougamiz vient au secours de René, et Céluta rend aux Français le capitaine d'Artaguette, prisonnier mais ami des Indiens.
«Le Roman». Ondouré, après avoir causé la mort du chef des Natchez, est lui-même élu chef de la tribu et s'entend avec les Français pour perdre René, qui vient d'épouser Céluta. Accusé, à La Nouvelle-Orléans, d'avoir porté les armes contre la France, René est libéré après l'intervention d'Artaguette. Revenu au sein de sa famille indienne, René apprend la mort de sa soeur Amélie en France: il raconte alors son histoire à Chactas (voir René). Lors d'une attaque décisive dirigée contre les Français par Ondouré, celui-ci tue René, mais est lui-même assassiné par Outougamiz. Après la dispersion de la tribu, Céluta et Mila se suicident.
Le texte combine l'épopée, jouant sur tous les registres du merveilleux chrétien et païen, et le roman frénétique, mêlant traîtrises et meurtres. Il est lacunaire aussi, étant publié sans les histoires de Chactas et de René; il faut attendre la «Lettre de René à Céluta», au milieu du roman, pour comprendre le comportement du jeune Français... Cependant, du magma d'exotisme et de merveilleux, d'Histoire et de moeurs indiennes, se dégage un des textes fondateurs du romantisme. Pour lire ce texte, il faut aller au-delà de la comparaison René-Ulysse et Céluta-Nausicaa, de l'intervention de Satan et de toutes sortes de scènes sanguinaires ou sentimentales. Chactas et René apparaissent, dès lors, comme des figures de l'exil et du traumatisme provoqué par un drame personnel. Chactas est un des derniers «bons sauvages», cherchant à aplanir les désaccords entre Indiens et Français, mais pris dans l'engrenage des luttes autour du pouvoir. René, de son côté, poursuivi par la fatalité, est le prototype du nouveau Caïn, comme il l'admet dans sa lettre à Céluta, hanté par un sentiment de culpabilité après la mort d'Amélie. Il évite la sexualité, ne rêvant, comme Chactas, que de fraternité. René est l'homme des brisures et de l'exclusion, l'individu souffrant des suites de la Révolution qu'on devine à l'horizon de son drame symbolique. Mais cherchant la liberté dans les «déserts» de l'Amérique, il a dû accepter cette évidence que personne n'échappe ni à ses frères _ dans la dépendance _ ni à ses propres passions.
Roman personnel donc, d'autant plus qu'un «je» narrateur s'exprime périodiquement: «Pour apprécier vos délices», dit ce «je» à propos de René et de Céluta, «il faut avoir élevé comme moi sa pensée vers le ciel, du fond des solitudes du Nouveau Monde.» Et René traçant «quelques lignes au crayon sur ses tablettes», c'est bien Chateaubriand lui-même voyageant et écrivant en même temps. Faire dire à un Indien qu'«on n'est pas libre, parce qu'on se dit libre», c'est s'exprimer sur la Révolution française. En dépit du retentissement de l'aventure américaine, le texte témoigne donc clairement de la situation historique de l'auteur. C'est cette situation qui a influé sur la forme de l'ouvrage: les Natchez ont été délaissés au moment où l'auteur se reprenait, après avoir publié l'oeuvre conflictuelle qu'est l'Essai sur les révolutions, pour tout miser sur le Génie du christianisme, oeuvre d'intégration. L'ancien projet d'écrire un poème sur les sauvages d'Amérique a été dépassé par l'Histoire.
7. De Buonaparte et des Bourbons 1814 :
Oeuvre fameuse de François René de Chateaubriand (1768-1848) dont le vrai titre est : " De Buonaparte, des Bourbons et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et celui de l'Europe".
Écrite en faveur du retour des Bourbons sur le trône de France, elle fut composée en 1813 et éditée en 1814 quand, les événements s'étant précipités, l'abdication de l'Empereur était proche ainsi que la restauration de Louis XVIII. L'oeuvre a trois parties: la première porte un jugement très dur sur "Buonaparte" et les actes de l' étranger" qui, après la Révolution était devenu le chef de la France et qui, comme "un faux grand homme", avait élevé son trône sur les ruines d'un peuple; la seconde partie, sur les Bourbons, montre la nécessité pour la France de se rassembler autour des souverains légitimes qui, seuls, pourront donner la pax et l'ordre à la Nation; la troisième, sur les alliés des légitimistes et des Bourbons, cherche à justifier -avec une évidente difficulté -la politique des étrangers qui tentaient d'affaiblir le prestige de la France et, comme cela devait bientôt arriver, d'envahir son territoire. Dans son ensemble, cette oeuvre, qui contribua fortement à préparer les esprits à la restauration des Bourbons, a une valeur particulière parce qu'elle nous montre la profondeur psychologique et la riche ferveur des sentiments qui animaient Chateaubriand, homme politique. La publication intégrale de ce pamphlet antibonapartiste lorsqu'il était déjà dépassé par les événements, révèle la satisfaction de vanité littéraire que pouvait y trouver l'auteur.
8. Mémoires d'outre-tombe 1848 à 1850 :
Récit autobiographique de François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848), publié à Paris en feuilleton dans la Presse du 21 octobre 1848 au 3 juillet 1850, et en volume chez Penaud de 1849 à 1850 (12 vol.).
On dispose aujourd'hui, essentiellement, de quatre versions de l'oeuvre: l'édition originale de 1849-1850, rééditée en format de poche; une édition dite «du Centenaire» (procurée par Maurice Levaillant en 1948) qui est supposée rétablir, dans la mesure du possible, le texte de 1841; l'édition de la «Bibliothèque de la Pléiade» établie sur la base des derniers manuscrits laissés à sa mort par Chateaubriand et de l'édition originale; enfin, une nouvelle édition des «Classiques Garnier» par J.-Cl. Berchet, fondée exclusivement sur les manuscrits de 1847 et de 1848, dernier état du texte revu par l'auteur. La numérotation des livres suivie dans le présent article se réfère à cette dernière édition.
Ce dernier texte de Chateaubriand a été destiné par l'auteur lui-même à une publication posthume. L'idée d'écrire les «Mémoires de [sa] vie» remonte à 1803, quand il était secrétaire d'ambassade à Rome, et la composition du vaste ouvrage (près de 4 000 pages manuscrites) traverse ainsi la majeure partie de l'existence de Chateaubriand. Il y songea sérieusement de 1811 à 1814 et y travailla surtout de 1817 à 1822, en 1828-1829, puis dans les années 1830 avant de le terminer, au moins dans leur première rédaction, le 16 novembre 1841. Enfin, il réduisit et corrigea le texte de 1845 à 1847.
Le genèse des Mémoires d'outre-tombe est en même temps celle d'un genre littéraire à mi-chemin entre l'autobiographie et les Mémoires historiques. Si Chateaubriand, dans les «Mémoires de ma vie» (écrits entre 1811 et 1822), d'où sortirent les douze premiers livres des Mémoires définitifs, voulait raconter sa vie et ses sentiments, «rendre compte de [soi] à [soi]-même», «expliquer [son] inexplicable coeur», ce n'était pas pour livrer des secrets intimes, tel le Rousseau des Confessions, à un public curieux de vies privées. Ce qu'il confie à Mme Récamier, en lui donnant son premier manuscrit en 1822, c'est la simple histoire de son enfance et de sa jeunesse, sous une forme «convenable à [sa] dignité d'homme», comme il le dit dès 1806. Le projet autobiographique était, en effet, à cette époque de la vie de Chateaubriand, au premier plan de ses préoccupations, comme en témoignent René et l'Itinéraire de Paris à Jérusalem. Toutefois, les Mémoires devenaient de plus en plus, pour l'auteur, un essai sur lui-même, et Chateaubriand s'inspirait parfois directement de Montaigne. A cela s'ajoute la perspective historique du texte, son caractère de Mémoires proprement dits. Lorsque Chateaubriand lisait, en 1834, toujours dans le salon de Mme Récamier, des extraits de la première (enfance et jeunesse) et de la quatrième (1830-1833) partie des Mémoires, il pouvait présenter à un public restreint ces deux facettes de son oeuvre, en même temps que les deux extrémités de l'édifice; il lui restait à accomplir la construction des deux parties intermédiaires (1800-1814 et 1814-1830), couvrant les époques où lui-même avait plongé dans l'Histoire collective. En 1832, il parlait de ses Mémoires à Augustin Thierry: «Je les agrandis, je les complète, j'y mettrai beaucoup d'histoire générale.» Il pensait à la partie historique sur Napoléon (pour laquelle il puisait dans Ségur: Histoire de Napoléon et de la Grande Armée en 1812) et à celle consacrée à la Restauration (pour laquelle il disposait personnellement de toute une série de documents). Chateaubriand se faisait donc historien en même temps qu'autobiographe.
Les Mémoires couvrent les trois ou quatre grandes époques de la vie de Chateaubriand coïncidant avec les époques importantes de l'histoire politique de la France: 1769-1800 (la carrière du «voyageur»), 1800-1814 (celle du «littérateur»), 1814-1830 (celle de «l'homme d'État»), et l'après-juillet 1830. La première partie se termine bien par une longue série de voyages, mais c'est également l'époque de l'enfance passée au château de Combourg, où il s'arrête plus particulièrement au portrait de sa soeur Lucile et à celui, presque lugubre, du père, vieux marin et négociant, renfrogné et sévère. Par la suite, l'auteur raconte longuement son voyage en Amérique (1791-1792), l'émigration en Angleterre (1793-1800), où il rencontre la jeune Charlotte Ives et écrit ou prépare ses premières oeuvres (l'Essai sur les révolutions, les Natchez). Deux ou trois fois, Chateaubriand passe par Paris (livres V, IX) et en profite pour décrire la vie parisienne sous la Révolution et les protagonistes de celle-ci. Il intègre, dans son texte, d'autres genres littéraires apparentés à l'autobiographie: le récit de voyage en citant son Voyage en Amérique, et l'essai en insérant des «Incidences», c'est-à-dire des digressions descriptives, par exemple sur la littérature anglaise (XII).
La deuxième partie est consacrée aux premiers succès littéraires de Chateaubriand (Atala, le Génie du christianisme, XIII), puis à ses premiers pas dans le monde politique: un poste de secrétaire d'ambassade à Rome duquel il démissionne dès 1804 après l'arrestation et l'exécution du duc d'Enghien dont il raconte le procès (XVI). Autres morts: celle de son amie Pauline de Beaumont survenue à Rome en 1803 (XV), celle de sa soeur Lucile (livre XVII). En outre, plusieurs chapitres résument son voyage en Orient de 1806-1807.
La troisième partie comprend deux sections: d'abord l'histoire de Bonaparte (et de Napoléon) depuis sa naissance jusqu'à sa mort à Sainte-Hélène, avec, pour les années 1814 et 1815, le rôle politique de Chateaubriand, placé entre Louis XVIII, Fouché et Talleyrand, ainsi que ses jugements sur la politique de l'une et de l'autre partie, monarchique et impériale (XIX-XXIV, véritable leçon d'Histoire). La suite de la troisième partie contient l'histoire de la carrière politique proprement dite de Chateaubriand: son engagement «ultra» (le pamphlet de la Monarchie selon la Charte, 1816), son action antiministérielle avec son périodique le Conservateur, et son poste d'ambassadeur à Berlin en 1821 (XXV-XXVI). En 1822, il est nommé ambassadeur à Londres, où il participe à la préparation du congrès de Vérone... et revoit Charlotte Ives (XXVII) avant de regagner Paris où l'attend le poste de ministre des Affaires étrangères avec «sa» guerre d'Espagne en 1824. Son bref séjour comme ambassadeur à Rome est évoqué dans les deux livres suivants (XXIX-XXX), alors que l'année 1830 occupe trois livres contenant l'histoire de la crise politique de 1829 et celle, racontée dans les détails, de la révolution de Juillet et de ses suites, avec le grand discours d'adieu de Chateaubriand au Sénat, le 7 août 1830 (XXXI-XXXIV).
Suivent, dans la quatrième partie, le récit des voyages en Suisse (XXXV), son ralliement à la cause de la duchesse de Berry, et ses deux voyages à Prague (où il revoit Charles X exilé) au service de l'extravagante duchesse (XXXVI-XLI), l'ensemble culminant avec une saisissante description de Venise au livre XXXIX. Un dernier livre (XLII) clôt l'édifice, avec des portraits d'hommes politiques (Thiers, La Fayette, Talleyrand), quelques pages pour un portrait de George Sand, et, finalement, la Conclusion, préparée depuis 1833, dans laquelle Chateaubriand livre sur un ton désabusé son ultime diagnostic sur la France et l'«avenir du monde» qu'il juge promis au règne de la démocratie.
«Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger aux lois et aux destinées générales des siècles» (XVI, 6); néanmoins, ajoute Chateaubriand, «nous travaillons tous un à un à la chaîne de l'histoire commune». Les Mémoires semblent bien être fondés sur une dialectique de l'homme seul et de l'Histoire. Cette dialectique forme peut-être le substrat intime de l'oeuvre, dans la mesure où Chateaubriand ne cesse d'insister sur sa propre dualité d'homme «du siècle» et d'homme «songeur». La narration, elle, est structurée et relancée à tout moment par une autre dialectique: celle de la mémoire et du temps. En effet, si l'on considère d'abord ce dernier rapport, on s'aperçoit que le mémorialiste se penche sur le passé tel qu'il l'a vécu, c'est-à-dire sur son propre temps «perdu», dans l'intention de le ressaisir tout en reconnaissant sa perte, et pour le teinter des couleurs de tout ce qui est arrivé depuis; ce procédé ressort clairement d'une série de «prologues» aux divers livres, ainsi que de plusieurs passages glissés dans le récit, qui rapprochent le présent de la narration du passé narré, alors même que la datation des livres rappelle la distance temporelle séparant le narrateur de l'objet de son discours. L'autobiographe ne prétend pas construire une durée ou une permanence; au contraire, il constate une discontinuité et une perte: «Moi qui me débats contre le temps, moi qui cherche à lui faire rendre compte de ce qu'il a vu [...], que suis-je entre les mains de ce Temps, de ce grand dévorateur des siècles?» (XXII, 16). Le moi continuellement recherché dans les Mémoires ne se laisse pas figer dans le temps ni définir dans l'espace: Chateaubriand voudrait se fixer à Rome où l'histoire entière de la civilisation lui semble être présente comme en un palimpseste... Il ne le pourra jamais, car le «Juif errant» qu'il est selon lui-même ne fait que plonger sans cesse dans le vide creusé par le temps. Il ne peut donc échapper à la hantise de tout mémorialiste: celle du vide et de la perte, donc de la mort.
Ce thème de la mort est, en effet, dominant d'un bout à l'autre des Mémoires d'outre-tombe, tant au niveau de l'existence privée qu'à celui de l'Histoire. Chateaubriand recense tous ceux qu'il a vu mourir devant lui, ou à l'horizon éloigné de la Révolution: sa famille décimée par les événements, Pauline morte dans ses bras, Lucile morte subitement _ peut-être un suicide; le duc d'Enghien fusillé comme Armand de Chateaubriand, royaliste appréhendé par les sbires de Napoléon, tous les Grands de ce monde présents naguère au congrès de Vérone (XXXIX, 3). Chateaubriand fait consciemment et consciencieusement de ses Mémoires un «obituaire», un mausolée rempli de fantômes, fussent-ils encore vivants tel le roi Charles X exilé à Prague. En ouverture, Paris sous la Révolution (V), où Chateaubriand, témoin oculaire, regarde les têtes de MM. Foulon et Berthier portées sur des piques par les premiers révolutionnaires; et même dans son propre pays, la Bretagne, il voit «couler les premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre». C'est par la mort de l'ordre ancien, du «vieux rivage où [il est] né» (Conclusion) que tout commence. Au finale, Venise domine l'image du monde, ville tombant en ruine, avec ses gondoles qui ressemblent à la barque de Charon. Les Mémoires eux-mêmes, dit-il, se construisent à partir «des ossements et des ruines», c'est-à-dire à l'aide de fragments de souvenirs.
Cependant, l'autre rapport dialectique fondamental, celui qui relie l'homme à l'Histoire, donne à l'ensemble des Mémoires une cohérence supplémentaire et permet à l'auteur de se mettre en avant comme celui qui, ayant «fait de l'Histoire», dès lors «la pouvai[t] écrire» (Conclusion). L'écrivain devient, ainsi, en quelque sorte, la conscience du temps: ainsi, il acquiert le droit de rapprocher des strates temporelles différentes, de comparer l'un et l'autre «rivage» de sa vie; lui seul peut aussi rapprocher des personnages éloignés les uns des autres pour mieux voir leurs différences (Washington et Napoléon, par exemple, représentant chacun son siècle, XIV). C'est également ce «je», conscience de l'Histoire, qui juge le rôle des différents révolutionnaires (V, IX). C'est encore ce «je» qui note les coïncidences significatives, comme par exemple celle de sa propre présence à Venise après Rousseau et Byron (XXXIX). Enfin, les descriptions lui permettent de se tailler une place dans l'espace, par son regard parcourant le monde qui l'entoure, l'ordonnant, si possible, et le soumettant à toutes sortes de jeux métaphoriques, la mer devenant son berceau, et l'oiseau l'image de ce voyageur qu'il ne cesse d'être. «J'ai traversé une belle contrée, remplie de votre souvenir; il me consolait, sans pour autant m'ôter la tristesse de tous les autres souvenirs que je rencontrais à chaque pas [ceux de Pauline de Beaumont]. [...] Enfin, je suis entré dans Rome. Ses monuments, après ceux d'Athènes, comme je le craignais, m'ont paru moins parfaits. Ma mémoire des lieux, étonnante et cruelle à la fois, ne m'avait pas laissé oublier une seule pierre» (XXXIX, 3): le voyageur ranime le souvenir de Mme Récamier, le rapproche de celui de Mme de Beaumont; en même temps, sa mémoire historique le porte de Rome à Athènes: tout a changé, à ce qu'il lui semble, mais tout est toujours là, objet de la même conscience chez le même narrateur.
Cette superposition lui permet de dépasser les contradictions vécues dans sa vie personnelle aussi bien que publique. Chateaubriand peut ainsi situer son vrai moi en dehors de l'Histoire et du temps, se porter déjà, en écrivant, «outre-tombe». Il a, certes, pour cela, des raisons qui ne tiennent pas seulement aux soucis de l'autobiographe et du mémorialiste désireux de parfaire un volumineux monument de souvenirs. Chateaubriand, en effet, est en plein désaccord avec son siècle, et non seulement avec Napoléon, toujours méfiant à son égard, ou Louis XVIII, ou Charles X qui lui faisaient grief de sa double attitude d'ultra et de libéral (Chateaubriand est le grand défenseur de la liberté de la presse). Il a soin de se justifier, d'expliquer tous ses démêlés avec les Grands; il en est ainsi de sa démission provoquée par l'exécution du duc d'Enghien (XVI), de sa brochure la Monarchie selon la Charte (XXV), de son rôle politique à l'aube des Trois Glorieuses (XXXI), de sa démission de la pairie après l'élection de Louis-Philippe (XXXIII), et enfin, de son désaveu à l'égard des Bourbons exilés (la lettre à Madame la Dauphine «qui devait [lui] casser le cou», XXXIX). Autant de preuves d'une attitude critique qui rompt souvent avec le conformisme des puissants, mais aussi de signes de sa position à l'écart de tout. Ce désaccord fondamental assigne à Chateaubriand, pour toute scène d'action, l'écriture. Mais cette position permet précisément au mémorialiste de s'élever au-dessus des autres, et de s'écrier, au moment où, symboliquement, il «monte» vers le Hradschin à Prague: «Les enchaînements de l'Histoire, le sort des hommes, la destruction des empires, les desseins de la Providence se présentaient à ma mémoire en s'identifiant aux souvenirs de ma propre destinée [...]» (XXXVII, 1). Inscription de Chateaubriand dans l'Histoire à part, exclu, seul, pour tout dire: romantique.
Le projet romantique d'écrire sa propre vie, de se mettre à la recherche de son moi mystérieux et de se faire le témoin de son temps, double projet dangereux, ne peut réussir que dans la mesure où l'auteur se pense un être double. C'est le cas de Chateaubriand qui s'est senti à la fois «en dedans et à côté de [son] siècle» («Préface testamentaire», datant de 1833). Que le monde et l'homme ne puissent s'identifier l'un à l'autre qu'en dehors de l'Histoire, dans une synthèse «écrite», comme le sont les Mémoires d'outre-tombe, c'est bien la manifestation du caractère romantique du texte, rédigé à une époque de décomposition qui relègue les penseurs à la solitude: «Ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination» (Conclusion), finit-il par écrire pour résumer, tant bien que mal, toute une existence et pour en justifier le compte rendu dans l'oeuvre qui ne cesse d'en rechercher l'unité.
9. René 1802 :
Célèbre récit de françois-René de Chateaubriand (1768-1848), publié d'abord en 1802 dans "Le génie du Christianisme" (IIe partie, 3e livre), où il était destiné à illustrer l'affirmation de l'auteur que "le christianisme a changé les rapports des passions en changeant les bases du vice et de la vertu"; en opposant perpétuellement les chagrins de la terre et les joies célestes, il a créé en nous une certaine tristesse inspirée par les maux présents, une vive espérance d'un bonheur, lointain encore, d'où découlent d'inépuisables rêveries. Plus particulièrement l'épisode de "René" devait appuyer la théorie de Chateaubriand sur "le vague des passions" dans l'âme de ses contemporains. Selon lui, la suppression des ordres religieux par la révolution priva les âmes inquiètes de leur dernière consolation, de leur refuge, la solitude du couvent; c'est alors que naquit cette "coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions lorsque les passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un coeur solitaire". En 1805, "René" parut en volume où il était précédé d' "Atala"; dans l'édition des "Oeuvres complètes", même disposition. C'est qu'en effet "René" et "Atala" sont étroitement liés dans l'oeuvre de Chateaubriand, où ils sont tous deux des épisodes détachés de cette oeuvre immense que sont "Les Natchez". Le lecteur a appris, dans "Atala", que René se trouve en Amérique et qu'il s'est marié dans la tribu des Natchez. Mélancolique, il vit loin des hommes, dans les bois. Enfin, il confie le secret de sa tristesse à deux amis, le vieux chef aveugle Chactas, et le Père Souël, missionnaire au fort Rosalie: c'est une âme "trouble et agitée", mais il prétend être plaint et non condamné. Pour décrire la maladie morale dont il souffre, il commence son récit à son enfance. C'est, évidemment un peu arrangée l'enfance de Chateaubriand à Combourg, entre un père trop austère et une soeur qu'il aime tendrement, Amélie (qui rappelle à beaucoup d'égards Lucile de Chateaubriand). C'est déjà un être grave, mélancolique, hanté par le spectacle de la mort. Désireux de rompre avec l'envoûtement qui le retenait dans son pays, il tente de s'intéresser aux grands spectacles de la nature. Il gravit l'Etna, mais c'est pour éprouver plus fortement le néant de la vie. A son retour, René retrouve cette sombre mélancolie. C'est alors qu'il lance l'imprécation fameuse: "Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les esapces d'une autre vie!" Il ne reste plus à René, séparé de sa dernière consolation, sa soeur Amélie, qu'à se suicider. La jeune femme, à laquelle il écrit, devine son projet et le rejoint. Après lui avoir fait promettre de renoncer à se donner la mort, Amélie le quitte brusquement, en lui laissant une lettre où elle lui annonce qu'elle va entrer au couvent. René accourt auprès d'Amélie pour la dissuader de prononcer ses voeux. Mais il est trop tard, et elle lui demande de l'accompagner à l'autel, à la place de son père défunt. Il assiste, la mort dans l'âme, à la cérémonie et prend la résolution de passer en Amérique. Tandis qu'Amélie meurt en soignant une de ses compagnes atteinte d'une maladie contagieuse, René aborde sur le nouveau continent. La morale du récit est donnée par le Père Souël et par Chactas. La maladie de René, c'est l' orgeuil; l'un avec sévérité, l'autre avec indulgence, arrivent au même diagnostic, et Chactas ajoute: "Il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n'est pleine que de soucis; il n'y a de bonheur que dans les voies communes". Et le récit s'achève sur le retour au grand silence de la nature, rendu plus perceptible encore par "la voix du Flammant qui, retiré dans les roseaux du Meschacebé, annonçait un orage pour le milieu du jour".
Chateaubriand, en partie sans doute pour se disculper, a indiqué lui-même, dans la "Défense du Génie du Christianisme", ses précurseurs: "C'est Jean-Jacques Rousseau qui introduisit, le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables. En s'isolant des hommes, en s'abandonnant à ses songes, il a fait croire à une foule de jeunes gens qu'il est beau de se jeter ainsi dans le vague de la vie. Le roman de Weerther (voir "Les souffrances du jeune Werther") a développé depuis ce genre de poison. L'auteur du "Génie du Christianisme" a voulu dénoncer cette espèce de vice nouveau, et peindre les funestes conséquences de l'amour outré de la solitude". On ne peut douter de la sincérité de Chateaubriand; il est fort possible qu'il ait cru guérir le mal en le dépeignant; il est possible qu'il ait cru condamner sincèrement ses propres erreurs de jeunesse. Sans doute, il n'a pas inventé le "mal du siècle", mais il lui a donné une nouvelle forme, la forme qui convenait à son temps. De plus, "René" n'est pas seulement un récit des conséquences désastreuses de l'amour de la solitude, c'est aussi le récit d'une passion plus ou moins reconnue comme telle, de l'amitié amoureuse d'un frère pour une soeur. Et par là, Chateaubriand introduit une note quelque peu ambigüe qu'on ne trouverait pas dans Goethe, par exemple. Dès la parution de "René" dans "Le Génie du Christianisme", ce fut le succès, l'enthousiasme surtout, auprès de la jeune génération. On le préféra à "Atala", non seulement à cause de ce qu'il faut bien appeler son actualité, mais parce que le style de "René" ne déconcertait pas par les mêmes hardiesses que celui d'"Atala". En fait, ce n'est pas un remède à la mélancolie qu'apporta Chateaubriand; au lieu d'en guérir son temps, il la mit à la mode. L'influence de "René" fut immense, non seulement sur des ouvrages immédiatement contemporains, comme l' "Obermann" de Senancour (publié en 1804, mais commencé un an avant la publication de "René"), l' "Adolphe" de Benjamin Constant, l' "Edouard" de Madame de Duras, mais principalement sur les grands écrivains romantiques: Musset tel qu'on le retrouve dans les "Nuits" et dans la "Confession d'un enfant du siècle" directement inspirée de "René"; Vigny, dans certaines pièces des "Destinées", ainsi que dans le personnage de Satan d'"Eloa" (voir "Poèmes antiques et modernes"); un grand nombre de personnages de Hugo sont des descendants de René; il n'est pas jusqu'à Alexandre Dumas père qui n'ait donné son "René", en composant "Antony". Sans vouloir multiplier les exemples qui sont innombrables de l'influence exercée d'une manière durable par Chateaubriand, il faut enfin mentionner "Le rouge et le noir" et surtout "Armance" de Stendhal. La part de Chateaubriand, dans la formation de cette mélancolie romantique qui devait envahir pour plusieurs décades la littérature, est considérable; on peut la comparer à celle de Goethe et de Byron, qu'elle dépasse même, du moins en France. "René" n'est pas une oeuvre composée comme "Atala" de divisions symétriques, c'est un récit continu. Mais par son style constamment lyrique et la composition en strophes, par l'harmonie solennelle et plaintive du récit de René qui en occupe la presque totalité, c'est un poème, une ode au désespoir.
10. Voyage en Amérique 1827 :
Récit de François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848), publié à Paris chez Ladvocat en 1827.
Du mois de juillet au mois de décembre 1791, Chateaubriand séjourne en Amérique du Nord. On suppose qu'il rapporta de ce long voyage des notes d'où sortiront, pendant l'exil de l'auteur en Angleterre (1793-1800), un grand «manuscrit américain» qui donnera naissance à Atala, à René, aux Natchez, et à cet incongru Voyage en Amérique, composé d'un récit proprement dit et d'une longue partie descriptive, où Chateaubriand puise à de nombreuses sources (le Précis de géographie universelle de Malte-Brun; la Découverte des sources du Mississippi de Beltrami, etc.). On peut comparer ce texte à celui des Mémoires d'outre-tombe (livres VI, VII et VIII), où on en retrouve de longs passages, dans une version remaniée et souvent abrégée.
Une importante Préface brosse toute une histoire des voyages depuis l'Antiquité jusqu'à l'époque moderne. Dans le récit qui s'ensuit, Chateaubriand raconte sa traversée de l'Atlantique, ses premières stations sur la côte est du nouveau continent, puis son voyage à travers le pays indien jusqu'aux chutes du Niagara, et enfin décrit les régions situées entre le lac Érié et le fleuve Mississippi, ainsi que celles des Florides où manifestement il n'est pas allé. Dans la partie descriptive, qui forme la seconde moitié de l'ouvrage, l'auteur s'arrête en particulier sur l'histoire naturelle de l'Amérique, et donne une étude ethnographique détaillée des Indiens.
Parti de France dans l'intention de découvrir le passage du nord-ouest de l'Amérique, Chateaubriand a dû très vite se rendre compte de l'impossibilité de réaliser ce projet ambitieux. Cependant, son voyage avait aussi d'autres buts. Tout d'abord, celui de vivre la «liberté primitive» en contrepoint d'un monde révolutionnaire qu'il laisse derrière lui en proclamant: «Égorgez-vous pour un mot, pour un maître; doutez de l'existence de Dieu, ou adorez-le sous des formes superstitieuses, moi j'irai errant dans mes solitudes.» Liberté et solitude s'enchaînent, faisant du Voyage un texte romantique où l'exploration du moi témoigne à la fois d'une quête du bonheur, de la conquête d'un ailleurs et de la situation de paria qui est celle de l'émigré, fût-il volontaire.
Mais Chateaubriand est aussi un homme du XVIIIe siècle, et l'autre but du voyage est bien la nouvelle «terre de liberté» qui correspond à son goût d'indépendance. La jeune république américaine n'est peut-être pas la société idéale, si l'on s'en tient au rôle qu'y jouent l'intérêt individuel et l'argent; mais la liberté sur laquelle elle est fondée peut remplacer celle que les Indiens sont en train de perdre. Il reste que Chateaubriand dégage de ses expériences de voyageur une image assez idéalisée, parfois romanesque, de la société indienne et de la nature américaine, où il cherche surtout une vie conforme à la «condition naturelle» de l'homme. Comme il enregistre et décrit ce que les autres ont vu, et qu'il n'a pas toujours vu lui-même, ce Voyage synthétise expérience personnelle et culture livresque, mêlant inextricablement le réel et le mythe.
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