André Breton
André Breton est un poète et écrivain français, né le 19 février 1896 à Tinchebray dans l'Orne, mort à Paris le 28 septembre 1966.
André Breton et le surréalisme |
Quelques oeuvres d'André Breton :
1. Anthologie de l' humour noir, André Breton 1940 :
Oeuvre de l'écrivain français André Breton (1896-1966), publiée en 1940.
Nouvelle édition remaniée en 1950, reprise telle quelle en 1966. L'humour noir est l'un des thèmes essentiels du surréalisme, et Jacques Vaché en avait donné cette définition: le sens de l'inutilité théâtrale -et sans joie- de tout".
Définition que Breton élargira et précisera en faisant appel aux études de Freud: "l' humour représente une revanche du principe de plaisir attaché au surmoi sur le principe de réalité attaché au moi, lorsque ce dernier est en trop mauvaise posture". L' humour serait donc une sorte de réaction de compensation devant les difficultés de l'existence, qui permet au surmoi, à tout le moins, de sauvegarder les apparences: en même temps, il est principe de contestation et frappe le réel d'inexistence, pour faire surgir une forme de surréel. Ainsi dans "Les chants de Maldoror", Lautréamont définit la beauté: "la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d'une machine à coudre et d'un parapluie". Ce sentiment d'une "notable qualité d'importance nulle" (Lautréamont) pénètre, à des degrés divers, tous les auteurs que le surréalisme a annexés pour constituer son Panthéon; on les retrouve presque tous cités et analysés dans son "Anthologie de l'humour noir". La liste comprendra donc aussi bien Swift et Sade que certains surréalistes comme Prévert, Rigaut, Dali et Duprey. L'humour noir est même le seul point commun que l'on puisse raisonnablement trouver entre Quincey, Nietzsche et Kafka, par exemple: on se demande si, à la limite, l' humour noir ne se réduirait pas à cette vertu de contestation de la littérature, commune au dadaïsme et au surréalisme, qui se manifeste dans le Harrar de Rimbaud comme dans les pélerinages de Germain Nouveau. L' humour noir est la vertu de conciliation des contraires, thème qui revient dans le "Second manifeste du surréalisme ("la recherche du point où le haut et le bas cesseraient d'être perçus contradictoirement)- voir "Manifestes du surréalisme", comme dans les analyses critiques de l'anthologie. Ainsi on ne pourra pas trouver trace d'humour dans les oeuvres où la contradiction ne se manifeste pas, les romans fantastiques anglais par exemple. Par contre il dominera chez Lautréamont, où la contradiction entre "Les chants de Maldoror" et "Poésies" est criante : avec Lautréamont "c'en est fait des limites dans lesquelles les mots pouvaient entrer en rapport avec les mots, les choses avec les choses. Un principe de mutation perpétuelle s'est emparé des objets comme des idées, tendant à leur délivrance totale qui est celle de l'homme... L'unité de "Maldoror" et des "Poésies" est l' humour: les diverses opérations que sont ici la démission de la pensée logique, de la pensée morale, puis des deux nouvelles pensées définies par opposition à ces dernières, ne se reconnaissent en définitive d'autres facteurs communs: surenchères sur l'évidence, appel à la cohue des comparaisons les plus hardies, torpillage solennel, remontage à l'envers, ou de travers, de "pensées" ou maximes célèbres, etc." Cet humour ne rend compte, parfois, que d'un aspect minime ou fugitif des oeuvres: ainsi pour Sade ou Rimbaud, que d'ailleurs Vaché, "humoriste professionnel comme on dirait révolutionnaire professionnel", condamanait; parfois au contraire il est essentiel; ainsi dans le dandysme de Baudelaire, le "revolver braqué au centre des plus beaux poèmes" de Charles Cros, ou le Non-sens de Lewis Caroll. Cette parenté que Breton détermine dans les auteurs que le surréalisme s'est choisi comme ancêtres n'est pas entièrement artificielle. Que Charles Cros soit volontairement devenu mendiant, acceptant l' aumône de Cézanne sous le porche de Saint-Sauveur à Aix, et que Jarry ait voulu toute sa vie incarner Ubu, on peut y voir le signe d'une même inquiétude et la recherche d'un même but.
Réduire cette inquiétude et ce but à la contestation de la littérature est sans doute illégitime: montrer l'unité des deux démarches est justifié. L' humour noir, pour Breton, se manifeste également chez les auteurs qu'on s'attendait peu à voir figurer entre Lautréamont et Duchamp: Gide par exemple, dont on oublie qu'il fut baptisé un certain temps, l'Oncle de Dada. Le "Prométhée mal enchaîné" ou "Paludes" font cependant partie des oeuvres que cite Breton, qui, comme les autres membres du groupe surréaliste, a mal pardonné à Gide d'avoir trahi Lafcadio en écrivant "Les faux monnayeurs".
Enfin certains surréalistes s'illustrèrent notoirement dans l' humour: le plus grand et les plus secret d'entre eux, Marcel Duchamp, dont les tableaux et les machines ("La mariée mise à nu par ses célibataires, même" (voir "Marchand de sel")- ou les "Ready-Made sont un véritable exercice de style humoristique, ou Prévert avec "Le dîner de têtes à Paris-soir" ou "La bataille de Fontenoy" -voir "Paroles". La définition de l'humour noir, Breton le prouve, n'est pas possible: on ne peut arriver qu'à une approximation, en accumulant les exemples, en étudiant comment il se manifeste dans les différentes oeuvres. Il permet en tout cas à Breton de citer quelques textes rares ou peu connus (passages de Jean-Paul Brisset, de Jarry), et de dégager une parenté certaine entre les écrivains qui influencèrent le surréalisme.
2. Arcane 17, André Breton 1944 :
Ouvrage d'André Breton (1896-1966), publié à New York chez Brentano's en 1944. C'est au cours de l'automne et de l'été 1944, pendant qu'il séjourne aux États-Unis et au Canada, que Breton entreprend la rédaction d'Arcane 17. Ouvrage de l'exil né de la guerre, le livre est aussi, dans la même veine que l'Amour fou, un texte qui, tout en mêlant lyrisme et réflexion, autobiographie, poésie et philosophie, célèbre la femme aimée, Élisa, et médite sur les exigences de la vie et le destin de l'homme.
A partir de la description d'un magnifique spectacle naturel _ la côte de la Gaspésie, au Canada _, le texte instaure un va-et-vient, fondé sur une sorte de dérive analogique, entre le paysage extérieur et le paysage intérieur. La mystérieuse beauté du rocher vibrant d'oiseaux et surplombant la mer est comme le reflet de la beauté de la femme aimée. Par contraste, cette contemplation engendre l'évocation de la barbarie destructrice qui frappe l'Europe. L'amour, la poésie et la liberté apparaissent alors comme les trois voies du salut de l'homme. Breton présente la femme-enfant, incarnation de l'éternelle jeunesse et porteuse d'une féminité enchanteresse et féconde, comme une figure rédemptrice. Les mythes de Mélusine et d'Isis, longuement examinés, sont, à cet égard, riches d'enseignements.
Par son titre, l'ouvrage se place sous le sceau du secret et de l'ésotérisme.
Arcane 17 est en effet un texte qui consomme la rupture avec les principes d'explication marxistes. Désormais, Breton se tourne vers un autre mode de compréhension du monde: le mythe. Maints textes de cette époque en témoignent. En particulier, le premier numéro de la revue VVV (juin 1942), à l'organisation de laquelle le poète participe à New York, consacre de nombreuses pages à la recherche d'un mythe susceptible de proposer une nouvelle interprétation du monde et de penser l'avenir de l'humanité. Arcane 17, organisé autour de la figure récurrente (elle apparaissait déjà dans Nadja) et centrale de Mélusine, cherche à décrypter le mythe et à recueillir les enseignements qu'il propose à l'homme. La légende montre que le salut terrestre passe par la femme. Breton, en accordant à Mélusine une renaissance victorieuse, modifie la fin tragique de l'histoire pour la muer en message d'espoir.
Plus riche que la pensée rationnelle, réductrice et figée, la pensée mythique s'élabore à partir de matériaux identiques à ceux du rêve et de la poésie. A travers elle, le désir se manifeste librement, si bien que la légende nous éclaire sur l'inconscient collectif et la place capitale qu'y occupe le principe de plaisir. Quant à la poésie, elle a pour mission d'exhiber la dimension universelle recelée par le désir individuel. En cela, le mythe et la poésie participent activement à la libération de l'homme.
Mélusine ressuscitée et Isis recomposant le corps démembré d'Osiris attestent que l'avenir de l'homme est entre les mains de la femme aimée. Face aux catastrophes de l'Histoire, Arcane 17 dessine, à travers ses mythes, l'espoir d'un renouveau: «L'amour, la poésie, l'art, c'est par leur seul ressort que la confiance reviendra, que la pensée humaine parviendra à reprendre le large.»
3. L' art magique, André Breton 1957 :
Etude parue en 1957 de l'écrivain français André Breton (1896-1966). Après s'être demandé dans " Le surréalisme et la peinture" si le Surréalisme devait vraiment changer l'ordre des valeurs du monde, Breton reprend ici cette question élargie en s'efforçant de remonter jusqu'aux origines. Sollicité de préciser cette notion qui lui est essentiellement familière d' "Art magique", il la sent se dérober à l'essai d'une définition rationnelle. L'auteur se réfère à l' occultisme dans lequel il voit un animisme universel agir dans le monde par correspondance, par sympathie, par symbolisme. La magie, qui pour
les sociologues, les ethnologues, les historiens ne correspond qu'à une aberration des facultés imaginatives, apparaît à l'auteur comme un principe de dépassement aussi mystérieux que l' inspiration , fondement du Surréalisme. Breton affirme que l'oeuvre d' art tire son origine de la magie, étant création au même titre que le monde est création. Pour Breton, tout art est magique, puisqu'il nous apporte l'espoir dans son domaine propre de "résoudre l'énigme du monde". André Breton nous donne ici une illustration de ce qui est selon lui, le "Beau magique". Après avoir évoqué l' art des Primitifs, il part dans l'ère moderne de Jérôme Bosch et de Léonard de Vinci, dans les oeuvres de qui il voit "la double image". Plus près de nous apparaissent Gustave Moreau pour son "symbolisme mythique" et le Douanier Rousseau, dont il fait un des représentants majeurs du Réalisme magique. Parmi les contemporains, plus que le cubisme et le fauvisme, il découvre Münch, Chirico, Duchamp et Kandinsky, et Max Ernst, Miro, Tanguy, surréalistes dont les rapports avec les poètes sont très étroits. Dans la seconde partie de l'ouvrage, André Breton, en collaboration avec Gérard Legrand, reprend, pour mieux la situer et l'approfondir, cette sorte d'histoire personnelle de l' art. Enfin Breton ouvre une vaste enquête aussi bien chez les spécialistes que les poètes, les artistes et les philosophes, afin de savoir ce que chacune d'eux pense de l'"Art magique". On trouve ici publiées les réponses de Heidegger, Jean Paulhan, Claude lévi-Strauss, Roger Caillois, Jean Wahl, Julien Gracq et quelques-unes des personnalités les plus importantes de notre époque. Beaucoup acceptent l'expression d' "Art magique" parce qu'elle aboutit à un pouvoir d'enchanter la Nature. "Qui donc avant vous, va même jusqu'à déclarer André Malraux à l'auteur, avait donné aux mots "Art magique" la résonnance qui justifie que l'on consacre à cet art, dans une collection générale, la même place qu'à l'art classique? ".
4. Clair de terre, André Breton 1923 :
Recueil poétique d'André Breton (1896-1966), publié à Paris sans nom d'éditeur, avec la mention «Collection Littérature» en 1923. Breton dirigeait alors la revue Littérature dans laquelle certains poèmes avaient d'abord paru au cours de l'année 1923.
Clair de terre est, après Mont de piété, le deuxième recueil poétique de Breton. L'auteur est soucieux de faire paraître ce nouvel ouvrage en même temps que le recueil théorique intitulé les Pas perdus, «afin de ne pas passer pour un essayiste ou un critique», écrit-il à Jacques Doucet, le 22 août 1923.
La plupart des poèmes de Clair de terre datent de 1923 et sont postérieurs à la décision, publiée par le Journal du peuple, dans un entretien accordé par Breton à Roger Vitrac le 7 avril 1923, de renoncerà écrire.
On peut distinguer cinq types de textes dans Clair de terre. Il y a tout d'abord des «récits de rêves» (c'est avec cette mention que ces pièces avaient paru auparavant dans Littérature) rassemblés au début du recueil sous le titre «Cinq Rêves». L'ouvrage contient également des textes dont le graphisme est continu et que l'on pourrait qualifier de poèmes en prose ("les Reptiles cambrioleurs", "Amour parcheminé", "Cartes sur les dunes", "Épervier incassable", "Rendez-vous", "Privé"). Ces pièces semblent procéder de l'écriture automatique. Les poèmes en vers libres, c'est-à-dire ceux qui se présentent sous une forme discontinue, sont les plus nombreux, surtout vers la fin du recueil. Clair de terre comprend en outre deux textes reposant sur le principe du collage déjà pratiqué dans Mont de piété _ "Pièce fausse" reprend et désarticule une strophe d'un poème de jeunesse; "PSTT" reproduit une page de l'annuaire téléphonique _, et deux pièces qui sont des sortes d'illustrations: "MÉMOIRES D'UN EXTRAIT DES ACTIONS DE CHEMIN" et "ILE".
La publication de ce recueil poétique paraît correspondre, chez Breton, à une volonté de liquidation analogue à celle dont procédait déjà Mont de piété. L'auteur affirme, dans une lettre à Picabia du 19 septembre 1923: «J'ai écrit au hasard, comme cela, des poèmes et je vais les publier pour m'amuser. Vous ne les aimerez guère, si vous m'aimez un peu.» L'ultime poème du recueil, "A Rrose Sélavy" peut aussi apparaître de la part de l'auteur, comme un désaveu de sa propre écriture puisqu'il reproduit en épigraphe l'annonce du Journal du peuple: «André Breton n'écrira plus.» Ce texte demeure toutefois ambigu car il est également possible de comprendre que Clair de terre constitue le démenti et l'heureux dépassement de cette décision.
Le titre du recueil, comme souvent dans l'oeuvre de Breton, utilise une expression figurée devenue usuelle mais, ici, la formule est modifiée, «clair de lune» devenant «clair de terre». Les signifiants se trouvent ainsi soudain chargés d'un grand et surprenant pouvoir d'évocation que renforce l'assonance contenue dans la nouvelle expression. La citation placée en épigraphe souligne en outre la valeur symbolique du titre: «La terre brille dans le ciel comme un astre énorme au milieu des étoiles. / Notre globe projette sur la lune un intense clair de terre. / "le Ciel" / Nouvelle astronomie pour tous.»
Réversibilité, lumière et immanence sont les clés de la poésie: l'étincelle poétique naît d'un regard nouveau posé sur le monde; l'inspiration est ici-bas, sur cette terre, disponible «pour tous». Encore faut-il, sans doute, être capable d'aller «dans la lune», comme le font les rêveurs. «Les Cinq Rêves» témoignent bien d'une volonté d'explorer l'univers onirique (voir les Manifestes du surréalisme). La typographie de la page de garde précise encore le symbolisme du titre. Grâce à un montage optique particulier, les caractères y sont lisibles en blanc, au lieu du noir normalement réservé aux signes écrits, sur un fond noir qui ne s'étend pas à toute la page. Ce singulier éclairage a pour conséquences que le texte ne se situe pas là où on l'aurait cru tout d'abord, c'est-à-dire dans ce qui est tracé en noir, et que les mots, blancs, communiquent avec le blanc de la page. Il y a là une métaphore de la poésie telle que la conçoit Breton. Elle surgit de l'inattendu, et ne procède pas de règles ou de «beaux effets» savamment agencés _ «J'ai quitté mes effets, / mes beaux effets de neige!», dit l'énigmatique alexandrin qui, réparti sur deux vers, sert de clôture au recueil ("A Rrose Sélavy").
L'ensemble du recueil met le texte poétique en question. Les pièces de Clair de terre bouleversent tous les critères formels, le statut de poème étant octroyé tant à la simple transcription de rêves («Cinq Rêves») qu'à la reproduction d'une page d'annuaire ("PSTT") ou à un unique mot écrit sur une page ("ILE"). L'opération poétique réside alors dans les transferts de contextes, dans les manipulations de signifiants _ "PSTT" naît de la fusion de l'interjection «pst» et du sigle «P.T.T.» _ et les agencements graphiques _ le «poème-illustration» "ILE" joue sur le grossissement, le changement de sens (vertical au lieu d'horizontal) et l'éclairage de la lettre.
Clair de terre est cependant un recueil très varié, voire composite, qui ne contient pas seulement des textes limites et revendiquant une ostensible rupture à l'égard des normes poétiques. Nombre de pièces, tant par les images que par le rythme, relèvent de conceptions moins provocantes. Dans "Plutôt la vie", par exemple, se déploie un ample mouvement oratoire au service d'un hymne à la vie. En outre, d'un poème à l'autre, des traits dominants apparaissent tels que la présence répétée de figures féminines, la force du désir ou la récurrence d'images d'enfermement qui sont comme contrecarrées par divers effets d'élargissement. Toutefois, même dans les poèmes les plus directement intelligibles, le texte demeure opaque ou indéfiniment disponible, au gré de l'assiduité du lecteur. Aucun sens n'est jamais délivré de façon univoque et certaine, aucune logique stable ne se dessine car les images l'emportent, aussi aléatoires que surprenantes, aussi arbitraires que belles et déroutantes.
5. Constellations, André Breton 1959 :
Recueil de proses poétiques de l'écrivain français André Breton (1896-1966), publié en 1959, puis réédité dans la grande anthologie "Poésie et autre" (1960). Ce recueil, le dernier publié par Breton, se compose de vingt-deux proses accompagnant vingt-deux gouaches du peintre Jean Miro. Grave, mesurée, rituelle presque dans la plénitude de ses rythmes, la phrase est ici chemin précis (et parfois un peu précieux) vers le rêve et vers la méditation. La poésie s'y est comme cristallisée, et elle chante moins qu'elle ne suggère, avec une sorte de majesté qui, en soi, est déjà présence offerte du mystère: "Un oiseau, un papillon ne sont jamais tristes. Les papillons sont très élevés en esprit; ils jouent avec les enfants; le papillon le sait et s'en amuse: il échappe toujours, même quand on l'attrape et qu'on le tue." Parlant de ces textes, à la fois d'une densité et d'une limpidité extrêmes, Gérard Legrand écrit: "Issu chacun d'un rêverie produite par l'image, il n'en répondent pas moins, par la constance de leur timbre, à l'unité d'inspiration du peintre. A l'enchantement que nous procurent les sigles et les astérismes de Miro, vient s'ajouter -sans jamais s'astreindre à l'évocation littérale- celui d'un autre tissu féerique, où la trame de l' enfance, de la destinée et de l' amour se joue l'évocation toujours frémissante du contact de l'homme avec la nature et la légende, doubles interprètes de son horoscope spirituel. "Constellations" apparaît ainsi comme l'un des moments les plus révélateurs, à tous égards, de la poésie, voire de la pensée, d'André Breton.6. La clé des champs, André Breton 1953 :
Recueil d'articles et de conférences rédigées entre 1936 et 1952 par l'écrivain français André Breton (1896-1966), publié en 1953.. A la lumière de ces textes, les constantes du surréalisme telles que les a toujours définies Breton apparaissent inchangées. C'est ainsi que dans "Limites non frontières du surréalisme", il se réfère toujours à l'automatisme, par lequel il espère réduire toutes les antinomies. Breton refuse systématiquement les catégories de l' engagement, telles qu'elles ont pu être établies dès avant la guerre par la théorie du réalisme socialiste ("la platitude qui courtise l'emphase") ou après la libération par Sartre; cependant l'adhésion du surréalisme au matérialisme dialectique reste entière: aussi Breton se livre-t-il à une difficile dialectique entre l' activisme révolutionnaire et le désengagement de l' art: le manifeste élaboré par Diego Rivera ("Pour un art révolutionnaire indépendant"), après avoir affirmé que "l' art ne peut être que révolutionnaire", et attaqué l' art stalinien, refuse toute directive étrangère aux préoccupations artistiques elles-mêmes: "toute licence en art" est le mot d'ordre. L' anarchisme de cette position, et la volonté de maintenir la notion d' art, contrairement aux principes dadaïstes, avaient déjà, en 1922, été la base du conflit entre Breton et Tzara. "Limites non frontières du surréalisme", en 1936, et "la situation du surréalisme entre les deux guerres", conférence prononcée devant les étudiants de Yale en 1942, font le point sur les thèmes directeurs du surréalisme: rappel des circonstances historiques qui font la réalité d'une époque (Front populaire et guerre d' Espagne dans le premier cas, Hitler et Mussolini dans l'autre), importance de l' automatisme (la naissance du mouvement est datée des "Champs magnétiques", confiance absolue dans l'esprit de la jeunesse, rôle primordial de la pensée, liberté sans concessions; les deux procédés fondamentaux du surréalisme, défini comme "un réalisme ouvert", sont "l' humour objectif" et "le hasard objectif", "deux pôles entre lesquels le surréalisme croit pouvoir faire jaillir ses plus longues étincelles"; après avoir établi une fois de plus la liste des "ancêtres", d' Apollinaire à Freud en passant par Lautréamont, Breton assigne comme but au surréalisme la constitution d'un mythe collectif, qui jouerait à notre époque le même rôle que le roman noir au XVIIIe siècle (que Breton rattache précisément aux boulversements politiques et sociaux qui se sont accomplis dans la Révolution de 1789). Dans le même cadre de la mythologie révolutionnaire, le récit d'une visite à Trotsky se situe aux limites de la narration et de l' hagiographie. "La lampe dans l'horloge" (1948) reprend également des thèmes politiques et poétiques: manifeste pour le "Front humain", mouvement dirigé par Robert Sarrazac, on y trouve aussi affirmés la méfiance envers l' histoire et l' espoir dans l' avenir. Le Breton
qui parlait, au temps des manifestes dadas, de l'inutilité d'écrire l' histoire, qui, ici, déplore la décroissance et l'occultation de l'esprit et de la conscience, refuse cependant la fin du monde et l' apocalypse, comme quinze ans plus tôt, il déclarait de ne pas pouvoir admettre sa propre mort; gardant "intacte et communicative" sa "foi dans les destinées durables de l'homme", il considère que le "bernement général" de la guerre ne durera pas, et que le lieu privilégié d'une révolution nécessaire trouve son recours dans la "volupté", point géométrique de la naissance, de l'amour, et de la mort: les
nostalgies barrésiennes de Breton n'ont pas disparu, depuis le temps où le "Procès Barrès" était le signe d'une ferveur déçue, plus que d'une hostilité fondamentale.
Deux études sur Jean Ferry ("Fronton virage" et "le mécanicien" constituent aussi une précieuse et pénétrante critique de Raymond Roussel. Jean Ferry est, comme Maurice Heine, un révélateur de grandes oeuvres. Le monde de Roussel est incomparable comme une création systématique d'un esprit abstrait de tout réalisme et de toute référence à la "nature", un monde "entièrement recréé par un homme décidé à suivre la pente de son esprit en ce qu'elle peut avoir d' unique". L'oeuvre de Roussel, par son obscurité immédiate (et persistante -Jean Ferry a mis plus de dix ans à éclaircir le sens des "Nouvelles impressions d'Afrique", fait appel, chez le lecteur fasciné, à autre chose qu'à l'analyse et à l' intelligence, corroborant ainsi une idée essentielle de Breton sur la critique, quand il affirme que le voile qui pèse sur une oeuvre ne doit pas être complètement levé, pour que le lecteur en ait unecompréhension totale. Les contes de Jean Ferry, pour Breton, mettent de même en lumière ce "scandale de la raison", qui mène, depuis Descartes, aux pires inventions scientifiques, et rendent toute son importance au merveilleux. Le dépaysement, le mystère feront de même tout le prix du cinéma ("Comme dans un Bois"), et l' art des fous sera remarquable parce que "les mécanismes de la
création artistiques sont ici libérés de toute entrave", de tout recours au sujet, de tout "but raisonnable", donc en lutte contre le rationalisme et le christianisme réunis.
Enfin l'interprétation gnostique des oeuvres prend, pour Breton, une importance de plus en plus décisive: Jarry, dans "César Antéchrist" notamment, Rimbaud même (à propos de "Flagrant délit"), seront justiciables de cette interprétation ( dont Etiemble, dans le cas de Rimbaud, a montré la vanité), "Sucre jaune", attaquent Albert Camus (dont "la position intellectuelle et morale est indéfendable") à propos du chapitre consacré à Lautréamont dans "L'homme révolté", et Sartre à propos de son "Baudelaire", ne fait apparemment aucune distinction entre l'interprétation mesquine du premier, qui prétendait expliquer et réduire "Les chants de Maldoror" et les "Poésies", et la biographie systématique du second, qui n'a jamais affirmé rendre compte de la poésie de Baudelaire, mais du personnage seulement.
7. La lampe dans l'horloge, André Breton 1948 :
Libelle publié en 1948 par l'écrivain français André Breton (1896-1966), et dans lequel il dénonce la période de crise politique et intellectuelle qui a suivi la guerre, constatant avec amertume qu'une fois de plus "l' histoire se joue avec des dés pipés". Sur le plan politique, "la transformation du monde, qui demanderait à être repensée, est revendiquée par un parti figé dans le dogmatisme contenaire", et sur le plan des idées "les grands messages isolés" sont pratiquement absents. "Sens plastique" de Malcolm de Chazal (publié en 1948) est le seul "message" que Breton voit surgir et s'imposer. Pour lui, "la clé d'une telle oeuvre réside dans la volupté, au sens le moins figuré du terme, envisagée comme lieu suprême de résolution du physique et du mental". Toute l'oeuvre est une question de rapports entre la volupté et la joie universelle, ainsi que la proclamation d'une vérité qui est à la fois rupture et dépassement. Enfin, s'en prenant une fois de plus aux académismes conventionnels, l'auteur s'écrie qu'il faut en revenir à l'homme avant qu'il ne soit trop tard. La deuxième partie du livre est l'allocution -première pierre de la Constituante mondiale -prononcée le 30 avril 1948, à la première réunion du Front Humain qui se donnait pour but de conjurer le péril atomique et la destruction totale de la France, dont sont partis quelques-uns des plus grands mouvements audacieux et libérateurs, de la révolte cathare à la Résistance, se devait, dit Breton, de donner le signal.
8. Le revolver à cheveux blancs, André Breton 1932 :
Recueil poétique d'André Breton (1896-1966), publié à Paris aux Éditions des Cahiers libres en 1932.
Les années 1925-1930 correspondent, pour Breton, à une période de grande activité durant laquelle le groupe surréaliste se constitue, se transforme, voire tend à éclater. Les deux Manifestes du surréalisme (1924 et 1930) reflètent l'intense maturation qui caractérise ces années et répondent à une
volonté de mise au point sur le plan théorique. Breton n'en délaisse pas pour autant la création poétique, ainsi qu'en témoigne la publication du Revolver à cheveux blancs.
Le recueil comprend vingt textes pourvus chacun d'un titre. Le premier, intitulé "Il y aura une fois", se distingue des autres par son écriture «prosaïque», sa longueur et le statut plutôt théorique que poétique de son discours (mais les oeuvres de Breton semblent souvent tenir pour non pertinente la discrimination entre théorie et poésie). Ce texte initial peut être considéré comme une sorte d'introduction. Le Revolver à cheveux blancs contient en outre deux textes d'une écriture continue et ponctuée qui s'apparentent à des poèmes en prose ("le Verbe être" et "la Forêt dans la hache"). Tous les autres poèmes se présentent sous une forme discontinue et sont dépourvus de ponctuation. La construction des vers n'obéit à aucune règle prosodique.
Le titre du recueil est en accord avec la définition de l'image proposée par Breton dans le premier Manifeste du surréalisme: «C'est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu'a jailli une lumière particulière, lumière de l'image [...]. La valeur de l'image dépend de la beauté de l'étincelle obtenue; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs». Le titre le Revolver à cheveux blancsopère en effet, par le biais de la préposition «à», un rapprochement arbitraire entre deux termes distants et produit ainsi un troisième terme purement gratuit, étranger à toute signification préexistante et à toute possibilité de représentation. A la différence des titres de recueils antérieurs tels que Mont de piété ou Clair de terre, celui-ci est un pur objet verbal surréel qui ébranle volontairement les repères de la logique et du langage. Pour autant, il n'est pas forcément dépourvu de sens, mais celui-ci demeure indéfiniment incertain et disponible. Ainsi les deux versants d'une mise à mort, l'un actif (le «revolver» est un instrument de mort) et l'autre passif (les «cheveux blancs» sont un signe de mortalité), y sont lisibles. La connotation mortelle contenue dans les deux termes et l'évocation d'une tête chenue peuvent faire penser à l'oeuvre destructrice du temps. Mais il n'est pas interdit de faire éclore du titre d'autres suggestions symboliques, même si elles ne lui préexistent pas puisque Breton conçoit l'image comme une production involontaire. On peut y déceler ainsi les signes d'une libération étroitement associée à une mise à mort: revolver / révolution, revolver / rêve.
Les textes, pour leur part, sont dans l'ensemble moins provocateurs que ceux de Mont de piété et que certains poèmes de Clair de terre. Le flux syntaxique est rarement altéré, et les vers correspondent en général à des unités grammaticales et logiques. La discontinuité graphique des textes et l'absence de ponctuation perturbent toutefois la transmission du sens en instaurant la possibilité de lectures multiples. Les liaisons logiques employées sont d'ailleurs très neutres et ouvertes: beaucoup de propositions relatives aux antécédents indécis, un grand nombre de «et» qui se bornent à juxtaposer les énoncés. La densité poétique naît de cette disponibilité, que vient renforcer une profusion d'images inattendues. Ces dernières sont, le plus souvent, engendrées par les prépositions «de» et «à», dont Breton n'ignore pas le rôle créateur: «Je me suis vivement étonné, à l'époque où nous commencions à pratiquer l'écriture automatique, de la fréquence avec laquelle tendaient à revenir dans nos textes les mots arbres à pain, à beurre, etc. [...]. La préposition en question [il s'agit de «à»] apparaît bien, en effet, poétiquement, comme le véhicule de beaucoup le plus rapide et le plus sûr de l'image. J'ajouterai qu'il suffit de relier ainsi n'importe quel substantif à n'importe quel autre pour qu'un monde de représentations nouvelles surgisse aussitôt» (l'Amour fou). La préposition «à» est à l'origine de nombreuses images du recueil: «les belles fenêtres aux cheveux de feu» ("Noeud des miroirs"), «l'ibis aux belles manières» ("Non-lieu"). Mais c'est la préposition «de» qui joue le rôle principal d'embrayeur d'images. On la trouve dans le titre de deux poèmes ("Hôtel des étincelles" et "Noeud des miroirs") et à de multiples reprises dans les textes: «treuil du temps» ("la Mort rose"), «la balance des blessures», «les roues du rêve», «puits des miroirs» ("Non-lieu"), «les bulles d'ombre» ("les Attitudes spectrales"). Parfois même les deux prépositions s'enchaînent dans une sorte de processus d'amplification de l'image: «une banquise aux dents de flamme» ("les Attitudes spectrales").
Le Revolver à cheveux blancs illustre donc assez fidèlement les principes énoncés dans les Manifestes du surréalisme. L'imagination, célébrée dans le premier texte du recueil, est la source d'inspiration et le domaine d'investigation privilégiés de cette poésie: «Imagination n'est pas don mais
par excellence objet de conquête. [...] Je dis que l'imagination [...] n'a pas à s'humilier devant la vie. [...] L'imaginaire est ce qui tend à devenir réel» ("Il y aura une fois").
9. Le surréalisme au service de la révolution (revue), André Breton 1930 :
Le premier numéro de cette revue parut en juillet 1930: directeur, André Breton; gérant: Paul Eluard. Le surréalisme, un moment ébranlé par sa crise politique et par une vague d'exclusions (Soupault, Vitrac, Artaud, etc.), connaissait un nouvel élan avec la venue de forces nouvelles (Dali, Bunuel, Char). Six ans de recherches, d'expériences et quelques dizaines de livres, loin d'émousser son ardeur combattive, l'avaient affermi et convaincu de sa force. Breton se rapproche de plus en plus du mouvement révolutionnaire, en l'occurence du communisme, malgré les déceptions qu'il y a éprouvées. Le titre de la revue suffirait à indiquer le triomphe de la tentation politique, mais il est encore souligné, dès la première page du N°1, par la reproduction d'un texte d'un télégramme envoyé par l'Association internationale (Moscou) spécifiant qu'en cas d'agression impérialiste contre l'URSS, les surréalistes obéiraient aux ordres de la IIIe internationale. Il semble bien que pour Breton la période de "l'attentisme" soit révolue comme le montre son article sur le suicide du poète Maïakovski "la barque de l'amour s'est brisée contre la vie courante" (n°1, juillet 1930). Le n°2 (octobre, 1930) publie un article de Breton "Rapports du travail intellectuel et du Capital", un hommage à Sade et des pages de l' "Immaculée conception", ouvrage capital du surréalisme. Mais les deux voies parallèles (engagement révolutionnaire et engagement poétique) que les surréalistes explorent divergent de plus en plus. Aragon, avec G. Sadoul, a entrepris le pélérinage de Moscou, prélude à ce qui va devenir "l'affaire Aragon", et qu'il relatera dans le n°3 (décembre 1931) dans l'article intitulé "Le surréalisme et le devenir révolutionnaire". Dali applique quant à lui à la fabrication d'objets surréalistes sa thèse de la paranoïa-critique. Le rôle de Breton est purement de conciliation, tentant d'assurer une fusion complète et durable de ces deux démarches. En effet, le refus des surréalistes de tout conformisme et leur fidélité à l'esprit du mouvement sont amplement démontrés tout au long des six numéros de cette revue (n°6, mai 1933) dont Breton a pu dire qu'ils contenaient le meilleur et le plus pur de l'esprit surréaliste. En proie à des contradictions et à des luttes violentes, mais parvenu à sa pleine maturité, il semble, en effet, que le surréalisme ait réussi -et cette revue justement en témoigne -à se maintenir un moment en ce "point de l'esprit" où tous les contraires se résolvent dans un immense effort créateur.
10. Le surréalisme et la peinture, André Breton 1928 :
Essai publié en 1928 par l'écrivain et poète français André Breton (1896-1966). L'ouvrage avait été, peu de temps auparavant, publié en feuilleton dans "La révolution surréaliste". C'était une protestation contre un article paru dans la même revue: l'auteur de cet article, partant d'une conception trop étroite de l' automatisme psychique, avait conclu à l'impossibilité d'existence d'une peinture surréaliste en raison des moyens techniques mêmes de la peinture, qui excluent la spontanéité. La portée de la réponse de Breton ne fut pas moindre que celle du "Manifeste du surréalisme" de 1924. Ce texte est le témoignage autorisé, le premier en date, sur les intentions théoriques du surréalisme dans le domaine de la peinture. L'essai porte la trace des passions de l'heure au sujet des directions qui pouvaient être assignées à l' art imaginatif. L'auteur, nécessairement, se situait dans l'histoire que dans la vie, et le manque total de recul explique son ton mi-critique, mi-lyrique. La peinture surréaliste se définit non par ses procédés, mais par l'orientation majeure qui l'inspire sous toutes les formes qu'elle revêt: la volonté de susciter devant le spectateur la préfiguration et le prélude à la grande métamorphose de l'homme et de l'univers. La peinture surréaliste échappe à toute définition esthétique et technique. Elle est libre d'employer n'importe quelles formes, n'importe quels procédés de figuration. Son but est la projection des secrètes métamorphoses du monde des objets dans les perpétuels échanges du subjectif et de l' objectif. Les tableaux, comme les poèmes, ne sont que des supports destinés à renforcer la projection, la représentation intérieure de l'image présente à l'esprit: "C'est ainsi qu'il m'est impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle donne, autrement dit, si, d'où je suis, la vie est belle, et je n'aime rien tant que ce qui s'étend devant moi à perte de vue." En 1945 l'éditeur américain Brentano's, reprenant l'édition française de cet essai, y adjoint "Genèse et perspectives artistiques du surréalisme", un essai publié pour la première fois en 1941, en anglais, par les soins de Mme Peggy Guggenheim, en préface au catalogue du musée "Art of this century". "Genèse et perspectives artistiques du surréalisme" élargit les données du problème et fait le point indispensable des nouveaux apports authentiques qui, toujours sur le plan plastique, ont marqué la seconde étape du mouvement surréaliste. A ces deux principaux essais sont venus s'adjoindre, dans la grande édition du "Surréalisme et de la peinture" réalisée en 1965, toute une série d'autres écrits concernant la peinture, la sculpture et les "objets" surréalistes. Leur réunion s'imposait : ou bien ils étaient éparpillés dans des revues introuvables et dans des catalogues d'exposition ou bien ils étaient demeurés inédits, tout au moins en français. La responsabilité d'André Breton, en ce qui touche l'orientation générale de l' art d'aujourd'hui, est rendue évidente par cet ouvrage, mais aussi les limites de l' esthétique surréaliste.
11. Les champs magnétiques, André Breton 1920 :
Recueil poétique en prose d'André Breton (1896-1966) et Philippe Soupault (1897-1990), publié à Paris aux Éditions Au Sans Pareil en 1920. L'oeuvre ne sera ensuite rééditée qu'en 1967, chez Gallimard, accompagnée de deux dialogues, divisés en actes et scènes, dus également à la collaboration des deux écrivains: «S'il vous plaît» (paru dans Littérature en septembre-octobre 1920) et «Vous m'oublierez» (paru dans Littérature le 1er septembre 1922).
La majeure partie des Champs magnétiques a été composée au printemps 1919, c'est-à-dire avant que le groupe d'écrivains rassemblés autour de la revue Littérature ne se tourne vers le mouvement dada. L'ouvrage participe d'une sorte de projet expérimental visant à explorer les mécanismes de l'écriture automatique. Les deux écrivains, pendant une ou deux semaines (six à huit jours d'après Breton et une quinzaine d'après Soupault), s'adonnèrent de façon très intense à leur entreprise, écrivant parfois «huit ou dix heures consécutives» (Breton, Entretiens).
Les sept premiers chapitres («la Glace sans tain», «Saisons», «Éclipses», «En 80 jours», «Barrières», «Ne bougeons plus», «Gants blancs») sont en prose et constituent la plus grande partie du recueil. Viennent ensuite deux chapitres en vers intitulés «Le pagure dit». Le texte se termine par une signature ironique; le dernier «poème» du recueil s'intitule en effet "la Fin de tout" et participe de la pratique poétique du collage (voir Mont de piété) chère à Breton: le nom des deux auteurs est encadré sur la page, accompagné de la mention «Bois et Charbons», l'ensemble figurant une sorte d'enseigne ou de carte nécrologique. Une dédicace à Jacques Vaché clôt l'ouvrage.
La division du livre en chapitres correspond à des variations de vitesse de l'écriture automatique. Les auteurs ont volontairement mêlé leurs voix pour produire un unique ouvrage commun. L'examen des manuscrits et les témoignages ultérieurs de Breton et Soupault permettent toutefois de préciser le mode de composition des textes. Certains chapitres ont été entièrement écrits par l'un des auteurs: «Saisons», «En 80 jours» et les deux pièces intitulées «Le pagure dit». D'autres passages, en revanche, sont des sortes de dialogues que Breton et Soupault écrivaient alternativement: «L'un de nous lisait à haute voix ce qu'il venait d'écrire rapidement et l'autre y répondait sans réfléchir à l'instant même par écrit», dira Soupault à Serge Fauchereau en 1983 (Digraphe n° 30, juin 1983). Ce procédé concerne essentiellement «Barrières». La façon dont ont été élaborés les autres chapitres, qui comportent des apports issus des deux écrivains, est moins facile à reconstituer.
Les auteurs avaient tout d'abord envisagé d'intituler le livre les Précipités, peut-être en songeant à une phrase d'«Éclipses»: «Ce qui précède a trait aux singularités chimiques, aux beaux précipités certains.» Le titre les Champs magnétiques conserve en tout cas une image empruntée au domaine de la physique, ce qui concorde bien avec l'aspect expérimental de l'ouvrage. Le titre définitif, à travers l'image du magnétisme, souligne en outre le caractère double de l'écriture, les deux écrivains formant comme les deux pôles d'un aimant. Julien Gracq commente la formule en ces termes: «Nul doute que Breton, en intitulant son premier ouvrage proprement surréaliste les Champs magnétiques, nous ait livré [...] une dominante imaginative, un schéma moteur inné, vital, qui intervient à chaque instant pour dynamiser les contacts, substituer au rapprochement l'attirance et au chaos apparent des impulsions le jeu de forces ordonnatrices invisibles» (André Breton, 1948).
Enfin, le titre renvoie à un phénomène qui a quelque chose d'extraordinaire tout en étant explicable scientifiquement. Il en va de même pour l'écriture automatique: elle est source de toutes les magies poétiques et trouve son origine dans les pratiques cliniques et les découvertes de Freud.
Dans le premier des Manifestes du surréalisme, Breton rattache directement la naissance de l'écriture automatique aux travaux de Freud: «Tout occupé que j'étais encore de Freud à cette époque et familiarisé avec ses méthodes d'examen [...] je résolus d'obtenir de moi [...] un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l'esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s'embarrasse, par suite, d'aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée. Il m'avait paru [...] que la vitesse de la pensée n'est pas supérieure à celle de la parole, et qu'elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui court. C'est dans ces dispositions que Philippe Soupault [...] et moi nous entreprîmes de noircir du papier, avec un louable mépris de ce qui pourrait s'ensuivre littérairement.»
La poésie qui advient ainsi se trouve dégagée de l'emprise de la raison. De plus, elle prouve l'existence d'un substrat commun enfoui, et c'est justement pour cela que Breton ne voulait pas écrire l'ouvrage seul. Il apprécie ainsi les résultats obtenus: «Dans l'ensemble, ceux de Soupault et les miens
présentaient une remarquable analogie: même vice de construction, défaillances de même nature, mais aussi, de part et d'autre, l'illusion d'une verve extraordinaire, beaucoup d'émotion, un choix considérable d'images d'une qualité telle que nous n'eussions pas été capables d'en préparer une seule de longue main, un pittoresque très spécial et, de-ci de-là, quelque proposition
d'une bouffonnerie aiguë» (premier Manifeste du surréalisme).
L'automatisme systématique du texte lui confère tout son intérêt mais indique aussi ses limites: «Le Combat de Coqs de Jérôme / Une rupture de bans suivie de prospectus / Sable noir / Mon livre de paradis / Inspection solaire puis fraîcheur réelle / Je songe à l'été dans le dortoir / On m'a dit Qu'avez-vous à la place du coeur» («Le pagure dit», I). Non seulement le statut littéraire de l'oeuvre est problématique mais, en outre, c'est le langage lui-même, en tant que processus de signification, qui est mis en question. L'expérience est toutefois précieuse, et elle a laissé de durables traces tant dans les oeuvres surréalistes que dans l'ensemble de la littérature moderne.
12. Les pas perdus, André Breton 1924 :
Recueuil d'articles et de conférences rédigés entre 1917 et 1923 par l'écrivain français André Breton (1896-1966), publié en 1924. Ce livre est tout entier placé sous le signe de la rupture avec le mouvement Dada, et de l'effort de déterminer les thèmes dominants du surréalisme, voire d'établir son droit d'antériorité sur le dadaïsme. Dans une sorte de préface qui donne la tonalité générale du recueil, "La confession dédaigneuse", Breton s'affirme "absolument incapable de prendre son parti du sort qui lui est fait". Ayant évité, grâce à l'influence de Jacques Vaché de devenir un poète, c'est-à-dire
un littérateur professionnel, tenant pour rien la postérité, Breton est partisan sans conditions de "tout ce qui peut retarder le classement des êtres, en un mot entretenir l' univoque". Dans ces conditions, le mouvement dadaïste lui apparaît bientôt comme un conformise, le pire, celui de l'anticonformisme. Les deux "Manifestes Dada" de Breton, toute en reniant l'oeuvre d' art et en proclamant la nécessité d'un nihilisme de l'inessentiel, récusent déjà implicitement la négation de tout prônée par Tzara, défendent l'idée et l' émotion (qui seront les deux mots clés de sa définition du surréalisme), et reprochent finalement au dadaïsme son immobilisme et son Folklore. Aussi les textes anti-dada qui succéderont à l'échec du "Congrès de Paris pour une définition de l' Esprit moderne" (avril 1922), non seulement contesteront l'importance que Tzara s'attribuait, mais dénonceront l'inexistence du dadaïsme comme mouvement de pensée et d'action. Dans "Après Dada", Breton affirmant au passage que Tzara n'est pour rien dans l'invention du patronyme Dada, montre que Picabia, Duchamp et Vaché étaient des précurseurs suffisants pour que le mouvement parisien ne doive rien aux Zurichois. Duchamp d'ailleurs, celui qui "parvient le plus vite au point critique d'une idée" et s'en détache alors sans tarder, avait refusé son concours à l'une des expositions organisée par Tzara. Dans "Lâchez-tout", Breton reproche au dadaïsme sa modération, son conformisme profond, son antidialectisme aussi. Dans "Clairement", Breton montre comment la revue "Littérature", antérieure à la venue de Tzara à Paris, n'a été qu'en apparence absorbée par Dada, et développait en fait des thèmes originaux (ce qui prouverait que le titre n'était pas aussi antinomique et parodique qu'on l'a dit). Toutefois, Breton reconnaît au dadaïsme le mérite d'avoir " maintenu les surréalistes dans une disponibilité dont ils vont maintenant s'éloigner pour aller avec lucidité vers ce qui les réclame". Il développe du même coup sa conception de la poésie, qui engage tout l'homme et sa vie, la vie étant définie comme "la manière dont chacun accepte l'inacceptable condition humaine".
Le premier mouvement du surréalisme naissant sera donc de se constituer un panthéon, et Breton réunit ensuite dans "Les pas perdus" une série d'articles consacrés à Jarry, Lautréamont, Ernst, Apollinaire et quelques-uns de ceux qui figureront dans l' "Anthologie de l' humour roir". Le texte sur Jacques Vaché, "souvenir de rencontre et de la révélation de l'"Humour", garde une forme presque dadaïste: il s'agit en fait d'un article nécrologique (Vaché était mort, accidentellement ou volontairement, d'une trop forte de consommation d' opium, à Nantes, en 1919). Mais les quelques textes qu'il a laissés, et surtout le souvenir de ses conversations, ont marqué Breton d'une très forte empreinte. Jarry ne se réduit pas à "Ubu", bien qu'il en ait joué le personnage toute sa vie. Breton marque déjà -idée qu'il développera plus tard dans "La clé des champs" -que les ambitions du "Docteur Faustroll", par exemple, sont plus grandes, puisque Jarry pensait, en l'écrivant, donner le moyen de reconstruire tout art et toute science". Lautréamont, qui forge une machine et, du même coup, fait naître une nouvelle manière de penser, est à prendre tout entier du côté du sérieux. Il faut interpréter à la lettre la dialectique qui s'établit entre "Les chants de Maldoror" et les "Poésies", se référer aux définitions de l' humour, de la beauté et de la poésie que donne Lautréamont, et qui ont l'avantage de poser des problèmes sans prétendre les résoudre. Apollinaire, rencontré par Breton à vingt ans, "l'âge où l'on systématise sa vie", tient une place bien plus importante que celle qu'il lui accordera Quinez ans plus tard: plus que le superficialité du personnage, Breton remarque et loue son "fabuleux savoir prosodique", son érudition, sa sensibilité, les intuitions sur lesquelles il a fondé sa critique d'art. Apollinaire est également l'inventeur du mot "surréalisme" par quoi il entend un "surnaturalisme" -très éloigné des conceptions de Breton et de ses amis.
Enfin Breton passe en revue les peintres, annexant au surréalisme Picabia, pourtant l'un des fondateurs du dadaïsme new-yorkais avec Duchamp, Ernst, qui a "cette faculté merveilleuse" d'atteindre simultanément deux réalités éloignées, et de faire jaillir entre elles une étincelle, Chirico, créateur d'une mythologie moderne, et même Derain.
Les deux mots clés du surréalisme sont enfin prononcés: "émotion" (l'adjectif émouvant revient fréquemment) et "connaissance": un tableau ou une sculpture ne valent qu'"autant qu'ils sont susceptibles de faire avancer notre connaissance abstraite"; ce qui condamne donc tout l' impressionnisme, qui fait peu de cas de la pensée, ainsi que le dadaïsme. D'autre part, indiquant les recherches d'Eluard et de Paulhan notamment, Breton assigne aux mots une vie indépendante: à "l'alchimie du verbe" de Rimbaud, succède une chimie du verbe: "les mots font l' amour". Le jeu des mots sera donc un jeu dangereux, autant que la roulette russe, et les aphorismes de Duchamp ou de Desnos ("Rose Sélary") mettront en jeu "les plus sûres raisons d'être" des surréalistes.
"Entrée des médiums" montre le passage technique de l'écriture automatique (jamais abandonnée cependant) au récit de rêve (suspect parce que réclamant le concours de la mémoire consciente), puis au Rêve éveillé, considéré comme plus authentique, c'est alors le grand moment des jeux surréalistes -jeux sérieux. La "Conférence de Barcelone", prononcée en 1922, systématisera tous ces thèmes, et dressera la liste des participants du mouvement, indiquant la place historique et littéraire du surréalisme, ses dettes et son devenir.
13. Les vases communicants, André Breton 1932 :
Essai d'André Breton (1896-1966), publié à Paris aux Éditions des Cahiers libres en 1932.
La réflexion menée dans les Vases communicants, texte écrit en août et septembre 1931, va de pair avec le rapprochement du groupe surréaliste et du marxisme, et avec l'adhésion, en 1927, de nombre de ses membres au parti communiste français. Cet engagement politique ne fut pas, on le sait, sans poser quelques problèmes, tant théoriques que pratiques. Sans renoncer à ses conceptions poétiques et à son adhésion aux découvertes de la psychanalyse, Breton cherche, dans les Vases communicants, à concilier la pensée de Freud et celle de Marx. Plus précisément, il s'agit, alors que le congrès de Kharkov a massivement condamné le freudisme, de persuader le PCF que la théorie de Freud n'est pas nécessairement idéaliste et qu'elle est en partie utilisable du point de vue du matérialisme dialectique. Lorsque la rupture avec le communisme sera consommée, Breton reconnaîtra, dans les Entretiens (1952), ne pas être demeuré «d'accord avec tout ce que le livre contient» et avouera s'y être obstiné «à faire prévaloir des thèses matérialistes jusque dans le domaine du rêve _ ce qui est loin d'aller sans arbitraire».
Après avoir rappelé l'argumentation de divers théoriciens du rêve et en avoir dénoncé l'insuffisance, Breton rend hommage à l'apport précieux fourni, en ce domaine, par les recherches de Freud. Il regrette cependant que ce dernier nie la valeur prophétique du rêve et ne soit pas allé assez loin dans ses autoanalyses. Le but de l'essai est de concilier, grâce à la dialectique, l'activité onirique et l'action. Breton livre alors la transcription de l'un de ses rêves qu'il commente ensuite longuement. Il conclut que «le monde du rêve et le monde réel ne font qu'un» (I). L'auteur poursuit sa démonstration en prouvant que, tout comme le rêve emprunte à la réalité, la vie réelle peut, à l'inverse, s'organiser comme un rêve. Il relate divers épisodes étranges de son existence survenus durant une période chaotique consécutive à une rupture amoureuse; ceci, afin de renforcer l'idée selon laquelle le rêve et la réalité ne sont pas antagonistes (II). Breton s'adresse enfin plus directement au parti communiste français. Déplorant les erreurs d'un matérialisme primaire et les errements des partis révolutionnaires, l'auteur veut convaincre les dirigeants du Parti que le surréalisme peut apporter une aide appréciable à la cause de la révolution (III).
Les Vases communicants sont un ouvrage de réflexion générale _ ce qui n'exclut pas, comme souvent chez Breton, la présence de révélations d'ordre personnel. A travers les récits de rêves et les commentaires qu'il en propose, l'auteur dévoile son intimité, davantage encore que dans un récit autobiographique telque Nadja. Toutefois, bien qu'il reproche à Freud une pudeur qui, dans l'auto-analyse de ses rêves, l'empêche de franchir le «mur de la vie privée», Breton, qui se veut plus audacieux, ne résiste pas toujours à la tentation de la censure. Ainsi, l'auteur reconnaît le caractère limité du commentaire du premier rêve qu'il propose puisqu'il ne reconstitue pas la «scène infantile dont il procède», la jugeant d'«un intérêt secondaire». En outre, la confidence individuelle est inféodée à une démonstration dont la portée se veut constamment objective et collective. Quand Breton évoque la rupture amoureuse qu'il vient de vivre, c'est par exemple pour montrer que l'amour est dépendant du contexte socio-économique. L'argumentation théorique, à grand renfort de références aux textes de Marx et d'Engels, l'emporte toujours.
Dans les Vases communicants plus que dans tout autre essai de Breton, c'est le ton philosophique et la visée idéologique qui dominent. Selon une logique parfois laborieuse, voire spécieuse, et qui soumet la pensée de Freud à quelques distorsions, il s'agit avant tout de démontrer le bien-fondé des thèses marxistes. Breton reproche à la psychanalyse de procéder d'une démarche dualiste et non dialectique. Si, pour Freud, l'étude du rêve ne sert qu'à dévoiler l'inconscient d'un sujet singulier, elle permet, pour Breton, de confirmer le caractère insupportable du monde et la nécessité d'une révolution. Avec les Vases communicants, Breton met l'écriture au service d'un effort de «balaiement du monde capitaliste».
Très daté historiquement, cet essai témoigne toutefois de la contribution capitale apportée par le surréalisme à l'effort de connaissance de l'esprit humain et à l'art du XXe siècle. Comme il l'avait fait déjà dans le premier Manifeste du surréalisme (voir Manifestes du surréalisme), Breton affirme ici avec vigueur la nécessité d'un examen systématique de la pensée onirique, en vue d'une meilleure appréhension des mécanismes et des potentialités inexplorées de la vie mentale.
14. L'amour fou, André Breton 1937 :
Récit d'André Breton (1896-1966), publié à Paris chez Gallimard en 1937.
L'Amour fou, mêlant le récit à la méditation et à l'imaginaire poétique, relate des événements vécus par l'auteur entre 1934 et 1936: la rencontre avec Jacqueline, qui devient bientôt sa deuxième femme, leur voyage à Tenerife et la naissance de leur fille Aube. Dans cet ouvrage, l'auteur renoue avec le type d'inspiration et d'écriture qui avaient présidé à Nadja.
Le texte de l'Amour fou est, tout comme l'était celui de Nadja, accompagné d'illustrations. L'ouvrage s'ouvre sur l'évocation d'une scène fantasmatique qui conduit Breton à une méditation sur l'amour et sur la beauté, cette dernière étant explicitement placée dans la continuité de l'ultime phrase de Nadja: «La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas» (I). L'auteur rappelle ensuite une enquête de la revue Minotaure qui interrogeait les participants sur «la rencontre capitale de [leur] vie». Cela lui inspire une réflexion sur le hasard, défini comme «la rencontre d'une causalité externe et d'une finalité interne»: «Il arrive cependant que la nécessité naturelle tombe d'accord avec la nécessité humaine d'une manière assez extraordinaire et agitante pour que les deux déterminations s'avèrent indiscernables» (II). La découverte de certains objets, véritables «trouvailles» dont le sens s'éclaire peu à peu, participe de ce hasard (III). La rencontre décisive d'une femme «scandaleusement belle» a lieu le 29 mai 1934. Breton reçoit alors la fulgurante révélation de la dimension prophétique d'un poème, intitulé "Tournesol", qu'il avait écrit en 1923: l'aventure imaginaire du texte poétique trouve son «accomplissement tardif, mais combien impressionnant par sa rigueur, [...] sur le plan de la vie» (IV). Le poète séjourne ensuite aux Canaries avec sa nouvelle épouse. La description de l'exubérance sensuelle du paysage volcanique, foisonnant d'espèces végétales, exprime métaphoriquement la jouissance amoureuse du couple, en pleine harmonie avec les grandes forces primitives de la nature (V). Après cette expérience des sommets, symboliquement marquée par l'ascension du pic du Teide à Tenerife, le couple s'installe dans la durée d'un quotidien où l'amour semble susceptible de s'user. Cette fois, c'est la platitude d'une plage bretonne qui, le 20 juillet 1936, sert de décor symbolique à une sinistre promenade durant laquelle Breton et sa femme éprouvent un «sentiment de séparation». Le poète montre toutefois que de telles dépressions sont provisoires et illusoires et que l'amour fou, qui résiste à l'érosion du temps, en triomphe (VI). Breton adresse enfin à sa fille une lettre qui se termine par ce voeu: «Je vous souhaite d'être follement aimée» (VII).
L'Amour fou est un hymne superbe à l'amour: «La recréation, la recoloration perpétuelle du monde dans un seul être, telles qu'elles s'accomplissent par l'amour, éclairent en avant de mille rayons la marche de la terre. Chaque fois qu'un homme aime, rien ne peut faire qu'il n'engage avec lui la sensibilité de tous les hommes. Pour ne pas démériter d'eux, il se doit de l'engager à fond.» L'ouvrage tient à la fois du récit autobiographique, de la méditation philosophique, de la poésie et du conte magique. La réflexion y côtoie la relation d'anecdotes et le lyrisme; l'analyse et la description du sentiment y voisinent avec le fantasme et l'évocation érotique.
L'Amour fou s'inscrit dans la continuité du Second Manifeste du surréalisme (voir Manifestes) qui donnait pour «mobile» fondamental à «l'activité surréaliste» «l'espoir de détermination» «d'un certain point de l'esprit» où les contradictions «cessent d'être perçu[e]s contradictoirement». Breton précisera les contours de cet idéalisme dans les Entretiens (1952): «Il va sans dire que ce point, en quoi sont appelées à se résoudre toutes les antinomies qui nous rongent et que, dans mon ouvrage l'Amour fou, je nommerai le "point suprême", en souvenir d'un admirable site des Basses-Alpes, ne saurait aucunement se situer sur le plan mystique. Inutile d'insister sur ce que peut avoir d'hégélien l'idée d'un tel dépassement de toutes les antinomies.» L'image poétique, dans son énigmatique fulgurance, met ainsi le verbe en fusion: «La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas.» De même, l'amour fou réalise la synthèse entre l'amour unique, exalté par le romantisme, et les amours multiples. Toutes les femmes aimées avant elle annoncent la femme suprêmement aimée dont la figure résume en quelque sorte celles qui l'ont précédée.
Pour Breton, la femme aimée est la fée médiatrice. Elle lui ouvre la voie vers une relation privilégiée au monde qu'elle magnifie et transfigure: «Cette profusion de richesses à nos pieds ne peut manquer de s'interpréter comme un luxe d'avances que me fait à travers elle, plus encore nécessairement à travers vous, la vie. [...] Vous ne faites qu'un avec cet épanouissement même.» La femme révèle au poète les secrets enfouis, ceux qui échappent à la logique et relèvent d'une sorte de concordance universelle et magique. La promenade initiatique effectuée à ses côtés la nuit de la rencontre donne sens tant à la vie qu'à la poésie de Breton, les deux aspects étant d'ailleurs indissociables. Ainsi, une anecdote passée, survenue «le 10 avril 1934, en pleine "occultation" de Vénus par la Lune», prend soudain une dimension prémonitoire. Alors qu'il déjeune dans un restaurant, Breton capte cette scène
entre le plongeur et la serveuse: «La voix du plongeur, soudain: "Ici, l'Ondine!", et la réponse exquise, enfantine, à peine soupirée, parfaite: "Ah, oui, on le fait ici, l'On dîne!" Est-il plus touchante scène?» Il y a là comme une prophétie de la venue prochaine de Jacqueline, ondine ou sirène tant dans l'imaginaire mythique que dans la réalité: «Le "numéro" de music-hall dans lequel la jeune femme paraissait alors était un numéro de natation.» L'exemple le plus frappant de ces coïncidences miraculeuses réside bien sûr dans le sens tout à coup révélé, à travers les événements de la première nuit, d'un poème automatique écrit onze ans plus tôt.
Le monde devient ainsi un vaste et sidérant univers de signes. L'amour fou est bien l'expérience surréaliste suprême dans la mesure où il réunit le réel et l'imaginaire, la poésie et la vie.
15. Manifestes du surréalisme :
Essais d'André Breton (1896-1966). Le premier Manifeste du surréalisme _ dont quelques fragments avaient été donnés au Journal littéraire le 6 septembre 1924 _ a paru, suivi de Poisson soluble, à Paris aux Éditions Kra-Le Sagittaire en 1924. Le Second Manifeste du surréalisme, initialement publié
dans la Révolution surréaliste le 15 septembre 1929, a été édité aux Éditions du Sagittaire en 1930.
Le Manifeste du surréalisme devait, à l'origine, constituer la Préface de Poisson soluble. Le texte contient d'ailleurs une trace de ce projet initial, Breton y parlant des «lignes serpentines, affolantes, de cette Préface». Au printemps 1924, Breton se consacre activement à la pratique de l'écriture automatique, déjà expérimentée dans les Champs magnétiques, et le Manifeste du surréalisme, composé entre mai et juillet de la même année, correspond à la volonté de mener une réflexion théorique à ce sujet. Il participe également d'un souci de structurer le groupe qui s'est constitué, en 1919, autour de la revue Littérature. De l'aveu même de Breton, le Manifeste du surréalisme fut «un grand succès» (lettre à sa femme Simone du 11 novembre 1924). L'affirmation publicitaire de Kra n'est guère excessive: «Toute la jeune littérature parle du Manifeste du surréalisme et de Breton.»
Le Second Manifeste du surréalisme se présente comme une suite de l'essai publié en 1924, mais le ton et le propos en sont assez différents. Il reflète les tensions très vives qui règnent dans le groupe à la fin des années 1920. Le bilan dressé de cinq années de pratique du surréalisme n'y est guère optimiste. Ce nouvel ouvrage procède également d'une volonté de faire le point sur les rapports entre surréalisme et marxisme, Breton revendiquant fermement l'«adhésion» du groupe «au principe du matérialisme historique». Ceux que Breton avait attaqués, Georges Bataille en tête, répondirent par la
publication, le 15 janvier 1930, du pamphlet intitulé Un cadavre.
Manifeste du surréalisme. Breton instruit tout d'abord le «procès de l'attitude réaliste», laquelle se traduit, dans le domaine littéraire, par l'«abondance des romans» et, dans le domaine plus général de l'esprit, par le «règne de la logique». Sous l'égide de Freud et au nom de la liberté de l'imagination qui «est peut-être sur le point de reprendre ses droits», il se livre ensuite à quelques réflexions sur le rêve et sur le merveilleux en littérature, puis il relate son propre trajet poétique et la naissance de l'écriture automatique. Il nomme «surréalisme» ce «nouveau mode d'expression» qu'il s'attache à décrire. Il montre que l'automatisme est un riche pourvoyeur d'images, et il examine la spécificité de l'image surréaliste. Le collage, tant pictural que poétique, constitue également une pratique surréaliste privilégiée, et Breton en donne quelques exemples. Il s'interroge enfin sur «les applications du surréalisme à l'action», et affirme avec vigueur le «non-conformisme absolu» du groupe.
Second Manifeste du surréalisme. Approfondissant les investigations de l'essai précédent, et témoignant de l'influence exercée sur lui par la réflexion marxiste menée à partir de la dialectique hégélienne, Breton revendique sa quête d'«un certain point de l'esprit» qui abolit toutes les contradictions. Très vite, cependant, le texte prend des allures de règlement de comptes. Après avoir remis en question de prestigieux modèles _ «En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d'ancêtres» _ tels que Rimbaud et Baudelaire (seul Lautréamont est épargné), Breton s'en prend à ses contemporains; rares sont ceux qui, à ses yeux, n'ont pas trahi le surréalisme. Il affirme également son attachement à la «Révolution», dont il tente de montrer que le surréalisme est indissociable. Tel n'a pourtant pas été l'avis du parti communiste, et Breton retrace ses démêlés avec celui-ci. Finalement, l'agressivité et la détresse vont de pair: «Je cherche autour de nous, avec qui échanger encore, si possible, un signe d'intelligence, mais non : rien.»
Le premier Manifeste du surréalisme constitue la profession de foi et l'acte de baptême du mouvement. «Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on peut ainsi dire. C'est à sa
conquête que je vais»: le ton de l'essai est enthousiaste et prosélyte, voire prophétique. Le surréalisme, en effet, est loin de se limiter à des principes d'ordre esthétique concernant la seule création artistique: il requiert un engagement total qui concerne l'ensemble de l'esprit et de l'existence. Ce postulat explique la virulence polémique du Second Manifeste du surréalisme _ que Breton, repenti, cherchera à tempérer dans l'Avertissement joint à la réédition de 1946 _, l'auteur jugeant que trop de membres du groupe ont failli à travers tel ou tel de leurs comportements. Il s'agit en effet, pour reprendre la formule du Manifeste du surréalisme, de faire «acte de surréalisme absolu». Le surréalisme est davantage une éthique qu'une esthétique.
La définition que Breton donne du surréalisme dans le Manifeste de 1924 préfigure la volonté de totalisation, voire le totalitarisme dans l'extrême intransigeance du Second Manifeste. Cette définition mérite d'être citée dans son intégralité: «SURRÉALISME, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie.» Le projet est universel et le surréalisme, sous des aspects souvent provocateurs et destructeurs, est un véritable humanisme. Il a foi en la capacité humaine d'échapper aux carcans intellectuels, moraux et sociaux qui l'oppriment, et il vise à une libération de l'homme. Il y a donc bien là une entreprise révolutionnaire, et ce n'est pas un hasard si le groupe, ainsi qu'en témoigne le Second Manifeste du surréalisme, a cherché à intégrer à sa réflexion et à sa pratique la pensée marxiste, celle-ci étant à l'époque l'incarnation majeure de la révolution politique et sociale. Ce rapprochement n'a cependant pas été chose simple. Il a conduit à de nombreux heurts au sein du groupe et finalement à son éclatement, avéré dans l'essai de 1930. En outre, Breton, qui a dû défendre le surréalisme de l'accusation portée par le parti communiste contre son orientation jugée «anticommuniste et contre-révolutionnaire», n'a jamais abdiqué ses principes, ce qui n'a pas été
le cas de tous les membres du groupe. Pour Breton, le surréalisme est toujours demeuré l'exigence première. Il place Freud avant Marx, et il refuse la notion d'«art prolétarien»: «Je ne crois pas à la possibilité d'existence actuelle d'une littérature ou d'un art exprimant les aspirations de la classe ouvrière» (Second Manifeste).
Les Manifestes du surréalisme reflètent le cheminement intellectuel d'une génération d'artistes aux prises avec une volonté de repenser l'homme dans sa globalité et avec les courants théoriques et politiques d'une époque. Même si le lien avec la révolution sociale ne s'est pas toujours réalisé de façon efficace et convaincante, le surréalisme est en tant que tel une entreprise révolutionnaire. Ces deux textes, qu'ils aient suscité l'adhésion ou l'hostilité, ont beaucoup contribué à imposer durablement la présence de Breton et du surréalisme sur la scène intellectuelle et artistique du XXe siècle.
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